Exégèse et orthodoxie

Publié le par Albocicade

 
Suite à mon précédent billet, j'ai eu le plaisir de recevoir un message d'un lecteur régulier me demandant d'une part pourquoi les deux noms que je donne comme de possibles "maîtres" (à savoir Constantin Tischendorf  et Joachim Jeremias) sont des protestants, et d'autre part, dans la mesure où je ne semble pas me référer à des auteurs orthodoxes si mon approche est bien orthodoxe.
 
La réponse à la première question est en fait liée d'une part à mon propre cheminement, et d'autre part au fait que, comme le note Mgr Kallistos[1], si l'Eglise orthodoxe n'interdit pas l'étude critique et historique des textes bibliques, il faut noter que jusqu'ici les orthodoxes ne se sont guère illustrés dans ce domaine. De fait, les grosses études exégétiques, les éditions critiques des textes bibliques, les différentes théories sur l'histoire des textes sont des productions tout ce qu'il y a d'occidental. D'ailleurs, l'approche de "la Bible" est assez différente chez les "occidentaux" (l'ancien monde latin, confronté à la Réforme protestante) et les "orthodoxes". J'avais mis en ligne, il y a quelques années, un petit texte qui dit bien cette différence d'approche. Or il se trouve que, tout en étant orthodoxe, je suis occidental de culture.
 
L'autre point était tout à fait légitimement de savoir si, du coup, mon approche est bien orthodoxe ?
Là, il faut se poser la question de "qu'est-ce qui est orthodoxe ?"
De ce qu'une position est soutenue par une référence orthodoxe, peut-on en déduire que toute position différente serait hétérodoxe ? Même si certains l'affirment parfois, anathématisant leurs contradicteurs à grand coup de citation de tel ou tel saint, l'Histoire nous apprend que les choses sont souvent plus subtiles. Il y a bien sûr un socle dogmatique, la confession de foi, la "lex orandi, lex credendi"[2] qui est le fondement de la foi, et qui ne saurait être contesté. Mais dans la manière de mettre en pratique cette foi ?
Qui ne se souvient des relations empoisonnées entre le puissant higoumène Joseph de Volokolamsk[3] et le très dépouillé Nil de la Sora ? Leurs engagements à la suite du Christ, qui peuvent sembler antagonistes, n'étaient en fait que deux expressions de la tension dialectique de l'Evangile[4]. Et l'Eglise les a canonisé tous les deux.
J'ai pris ce premier exemple à dessein pour bien signifier que la question n'est pas en soi un problème de relation à l'occident. Ceci étant, j'ai été étonné il y a quelques mois lorsque j'ai vu comment "L'imitation de Jésus-Christ" a été reçue en Russie. Selon les auteurs consultés, c'est soit une marchandise précieuse (St Dimitri de Rostov), un texte que l'on cite aux côtés de Jean Climaque ou Isaac le Syrien (St Macaire d'Optino), soit "un livre composé de notions erronées issues de faux sentiments" (St Ignace Briantchaninov).[5] Certains tiendront ce texte pour orthodoxe (d'aucuns ont même cru qu'il s'agissait d'une œuvre grecque traduite en latin !) et d'autres comme néfaste. Soit. Mais au fond, ce qui importe, c'est de suivre le Christ.
 
Pour en revenir à la question de l'exégèse biblique, force est de constater que l'immense majorité des homélies orthodoxes ont pour objet une appropriation spirituelle ou une application morale sans trop sembler s'embarrasser de fouiller les détails du texte, et c'est bien légitime : le "sermon" n'est pas un cours d'exégèse, d'histoire du Moyen-Orient ou de sociologie des peuples.
Cependant, ce serait aller un peu vite en besogne que de supposer que les prédicateurs se contentent d'une lecture "immédiate" du texte ou se limitent à restituer à leurs auditeurs ce qui leur est passé par la tête à la lecture du passage qu'ils commentent[6]. En lisant les sermons des Pères de l'Eglise, on peut repérer des éléments de recherche, d'érudition sous-jacents.
Enfin, si les orthodoxes ne semblent pas s'être particulièrement distingués dans le domaine de l'exégèse biblique au cours des deux derniers siècles, ce ne fut pas toujours le cas : le christianisme oriental ne s'est pas limité à "lire" les textes bibliques, il les a aussi étudié avec assiduité : les  Hexaples d' Origène[7] ont même connu une traduction syriaque, et ses homélies une traduction latine; les homélies de Sévérien de Gabala sont bourrées de détails techniques, les commentaires d'Ishodad de Merv visent avant tout à donner une "explication des phrases difficiles et des mots obscurs des saintes Ecritures" et je pourrais multiplier les exemples…
 
Plus près de nous, en relisant quelques passages de "L'an de grâce du Seigneur", par Un moine de l'Eglise d'Orient, j'ai eu le sentiment que le bon P. Lev Gillet ne rechignait pas à aller au-delà de la prétendue évidence du texte, si le petit effort consenti permettait de mieux s'approcher du Christ…
Bref, au final, même s'il peut se trouver dans l'Eglise des personnes trouvant que ma démarche est un tantinet "laborieuse", voire "besogneuse", je pense qu'elle a sa place dans l'orthodoxie.
 
Des notes en pagaille !
 
[1] Kallistos Ware : "L'orthodoxie, l'Eglise des sept Conciles", 2002, p 258.
[2] Ce qui est cru dans l'Eglise est exprimé non seulement par des textes dogmatiques, mais aussi par les textes liturgiques, par la prière de l'Eglise.
[3] Je renvoie vers l'article en anglais de la Wiki, celui en français étant un piètre squelette.
[4] En effet, si Nil et les autres ermites de Trans-Volga avaient rigoureusement tout abandonné pour suivre le Christ, ils étaient en revanche dans l'incapacité de venir en aide aux affamés et aux nécessiteux, ce que Joseph et son monastère faisaient abondamment. Ni l'un ni l'autre (et moi encore moins qu'eux !) n'a pleinement vécu le "tout" de l'Evangile, mais chacun en a vécu quelque chose de signifiant. On lira (ou relira) avec intérêt les pages qu'Elisabeth Behr-Sigel leur consacrait dans "Prière et sainteté dans l'Eglise russe", Spiritualité orientale n°33, p 82-97.
[5] Dom Antoine Lambrechts a consacré plusieurs études à cette question, par exemple "Perle précieuse ou fruit de l'orgueil? La réception de l'Imitation du Christ dans l'Eglise orthodoxe russe."
[6] Même si, hélas, cela existe aussi !
[7] Oui, je sais, la mention d'Origène en fera frémir certains. Que son nom ait été, trois siècle après sa mort, condamné au concile de Constantinople (553) pour certaines hypothèses trop hardies, ne doit pas faire oublier qu'il est mort dans la communion de l'Eglise, que St Grégoire le Théologien et St Basile de Grand le considéraient comme leur maître au point qu'ils ont compilé une anthologie de ses écrits nommée "Philocalie", et que ses travaux en recherche biblique ont fortement marqué le monde chrétien d'alors et d'ensuite. Il convient donc de ne pas rejeter le tout à cause de la partie…
 
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article