L'auberge espagnole

Publié le par Albocicade

L'autre jour, dans un petit groupe convivial, où il nous arrive d'échanger sur tel ou tel texte de l'Evangile, je tentais d'apporter un modeste éclairage historique sur le contexte immédiat du passage en question[1] lorsque je fus brutalement interrompu par un des membres, prêtres de son état. Non, manifestement, c'en était trop, et il ne pouvait pas me laisser dire cela ! Aussi eu-je droit à l'équivalent d'un "Albocicade, taisez-vous !", le digne prêtre – par ailleurs homme de bien – arguant que Jésus ayant vanté la simplicité enfantine et répudié la connaissance[2] nul n'avait rien à faire de mes "précisions". Il y a beau temps que j'ai passé l'âge de me faire tancer de la sorte par un instituteur, aussi, interloqué, je fermais mon clapet tandis que sous l'œil bienveillant du "maître", les autres membres exprimaient ce que le texte "leur disait".
Si l'anecdote s'arrêtait là, elle serait de peu d'intérêt. Mais voila…
 
Le temps d'échange achevé, ce fut le moment du pique-nique convivial. Mon censeur s'approcha de moi, paternaliste, et faisant valoir à mi-voix que "lui aussi" avait étudié[3] concéda qu'il n'aurait pas du m'interrompre ainsi mais qu'il ne pouvait accepter que je dise que l'Evangile de Matthieu avait été écrit pour des esséniens. Soit, mais ce n'était pas du tout ce que j'avais dit.
Il poursuivit en contestant que parmi les auditeurs de Jésus, il ait pu y avoir des esséniens, ou des gens au courant de leurs enseignements attendu que ces braves sectaires étaient – selon lui – un groupe totalement fermé, sans aucun contact avec la société. Là, son information commençait à dater sévèrement.
Il conclut en m'assenant que, de toutes façons, il ne croyait pas que l'on puisse accéder au contexte historique des paroles de l'Evangile.
Ce fut le coup d'estoc !
Ainsi, selon lui, il ne servirait à rien de tenter de replacer les récits des Apôtres dans leur contexte pour comprendre ce qu'ils disent, seul compterait ce que le texte "me" dit.
Cependant, pour avoir travaillé depuis des années à des commentaires de passages bibliques, il m'est souvent arrivé de constater que ma première lecture, mon premier ressenti aboutissait à une impasse, se basait sur un contresens… bref n'était pas nécessairement fiable.
Faire du subjectivisme la norme de l'exégèse est une aberration car au final, on se trouve dans la situation de la fameuse auberge espagnole où chacun ne mange que ce qu'il a apporté : chacun prend le texte biblique, et n'y trouve à chaque fois que sa propre marotte, sa propre obsession.
Je n'ignore pas que, pour de nombreux textes, déterminer un contexte historique immédiat est plus que problématique. Mais nous devons cependant a minima tenir compte du contexte historique global… qui est bien différent du nôtre. Mais dans un certain nombre de cas (dont le texte sur lequel nous devions échanger), un contexte immédiat est suffisamment discernable pour qu'il soit possible d'en tirer profit.[4]
Et en tout état de cause, je pense que nous devons toujours chercher à savoir ce que le texte dit, avant de voir ce qu'il "me" dit.
 
Les notes

[1] Eclairage que je vous ai finalement partagé il y a deux mois : http://cigales-eloquentes.over-blog.com/2023/02/soyez-parfaits.html
[2] Il m'envoya dans les dents : "D'ailleurs, JESUS A DIT "Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents". Cf Matthieu 11.25.
[3] Du coup, le texte qu'il avait détourné en argument d'autorité pour me faire taire, et qui avait impressionné les autres membres, perdait toute valeur.
[4] Je sais qu'un certain nombre de théologiens et exégètes sont d'un avis différent, à commencer par Bultmann et ses disciples du côté protestant et Léon-Dufour ou Evely du côté catholique, mais s'il me faut nommer des "maîtres", alors il y a longtemps que j'ai choisi Tischendorf et Jérémias…
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article