Du côté des Morisques.

Publié le par Albocicade

Dernièrement, je préparais une notice sur le prétendu "évangile de Barnabé", un texte bien connu – et même réputé dans certains milieux ! – que je rechigne à ranger parmi les apocryphes du Nouveau Testament.

Non pas que je lui reconnaisse la moindre valeur historique ou spirituelle – le texte est suffisament fantaisiste pour se ranger aux côté des pires élucubrations gnostiques – ou qu'il ait, un jour, été reconnu par une branche méconnue de l'Eglise. Non. Seulement, il lui manque cruellement une caratéristique fondamentale pour parler d'apocryphe : l'ancienneté.

Alors, je sais bien, on me taxera d'être partisan, et de rejeter ce texte – pourtant prétendument écrit par "Barnabé, apôtre de Jésus Nazaréen appelé Christ" – parce qu'on y lit qu'à peine créé, "Adam vit, en l’air, une inscription brillante comme le soleil. Elle disait : « Il n’y a qu’un seul Dieu, et Muhammad est le Messager de Dieu »" ou parce que le Jésus qui y est campé ressemble trop au Jésus de l'islam, mais en fait, ce n'est pas cela.

Si dans le prétendu récit d'un voyageur à Paris, au XVIII° siècle, vous lisiez que "après avoir visité la Grande Tour de Métal, nous sommes descendus jusqu'à la basilique du Sacré-Coeur", vous sauriez immédiatement que vous avez affaire à une supercherie : non seulement ni la Tour Eiffel (l'identification semble logique) ni la basilique du Sacré-Coeur n'étaient encore édifiées, mais en outre, il est impossible de descendre au Sacré-Coeur, situé au sommet de la colline de Montmartre.

Or, ce sont des bourdes de cette ampleur qui émaillent le texte de "Barnabé" : l'auteur ne connaît manifestement correctement ni la géographie, ni les moeurs, ni les fonctionnements politico-religieux de la province de Syrie-Palestine à l'époque de Jésus.

Par contre, divers détails (linguistiques, sociologiques, historiques) orientent vers un auteur post-médiéval du sud de l'Europe.

J'en étais là de mes reflexions sur ce texte dont on ne connait que deux manuscrits, l'un italien, l'autre espagnol, et je sentais que je pataugeais. Il me manquait des éléments. J'avais bien entendu parler d'une possible origine morisque, mais ne m'étais pas attardé à cette hypothèse... et puis d'abord, c'est qui, ces morisques ?

C'est pourtant en fouillant de ce côté que le texte prend tout son sens.

Que l'on se rappelle les "Livres de plomb du Sacromonte", à Grenade, une supercherie espagnole, au tournant des XVI° et XVII° siècles.

Un petit retour historique s'impose, d'autant que l'Histoire de l'Espagne est loin d'être un long fleuve tranquille. L'évangélisation de l'Espagne débutée au II° siècle, à l'époque de l'Empire Romain, se poursuit après la chûte de Rome et l'installation des Wisigoths. Puis l'invasion islamique, au VIII° siècle renversa la donne, avec l'imposition d'un statut d'infériorité aux chrétiens qui se traduisit par la crise des "martyrs de Cordoue" autours de 850.

Une prétendue ère de cohabitation pacifique et de tolérance religieuse – sous la vigilance tatillone du pouvoir – donna naissance à une volonté de résistance des chrétiens qui reprirent peu à peu le terrain perdu lors de la conquête musulmane, une "Reconquista" qui s'acheva en 1492. Traumatisé par 7 siècles d'une domination subie, le nouveau pouvoir fut intransigeant : l'Espagne devait être catholique, ce qui impliquait la conversion au christianisme des Juifs et des musulmans, ou leur départ. Or, même devenus chrétiens (que ce soit en réalité ou seulement par façade) les nouveaux convertis furent regardés avec méfiance, voire mépris. Les ci-devant Juifs furent qualifiés de "marranes" et leurs homologues musulmans de "morisques" : des chrétiens de seconde zone, en quelque sorte.

C'est dans ce contexte que furent "découverts", du côté de Grenade, les "Livres de plomb", des textes écrits en arabe sur des disques de plomb reliés entre eux, se présentant comme de très antiques témoignages chrétiens et y mêlant plus ou moins subtilement des thématiques arabo-musulmanes : la "preuve" que les premiers chrétiens de la péninsule parlaient et écrivaient arabe... des "morisques" avant la lettre, en quelque sortes, qui justifiaient que les morisques du XVII° siècle avaient toute leur place dans l'Espagne redevenue catholique.

La supercherie fit long feu, et il semble bien que les rédacteurs de ces "livres" furent précisément ceux qui furent chargés de les traduire, à savoir Alonso del Castillo et son gendre Miguel de Luna, deux morisques lettrés.

Mais la mystification porta des fruits imprévus puisqu'il apparaît de plus en plus clairement que l'auteur de l'évangile de Barnabé était lui aussi un morisque, mais un morisque qui aurait renoncé au Christ pour délibérément opter pour l'islam, et qui mettrait ses connaissances du christianisme au service de sa nouvelle religion.

Peut-on aller plus loin, proposer un nom ?

Il semble bien que oui, et il n'est pas exclu qu'il s'agisse d'Alonso de Luna... le propre fils de Miguel de Luna.

Alors, quand je vois des sites musulmans affirmer que l'évangile de Barnabas est soit l'authentique "Injil" (évangile) qui a été révélé à Jésus, soit ce qui s'en rapproche le plus, et non pas les Evangiles reçus par l'Eglise (je vous ai bien dit que ce texte est réputé dans certains milieux !), je ne sais pas si je dois rire de leur crédulité, ou au contraire m'affliger de ce que cette crédulité les éloigne encore un peu plus de l'authentique Jésus, celui dont les Apôtres ont témoigné.

Et lorsque je les vois, de temps à autre, comme en 2014, proclamer à grand renfort de superlatifs que l'original syriaque de cet "évangile" a été retrouvé, je ne peux que me désoler d'une telle addiction au mensonge et au grotesque, puisque en fait, il s'agit de tout autre chose.

 

Bon, pour être, un peu complet, je ne peux pas ne pas vous donner accès à l'édition de Ragg (en anglais), qui reste l'étude de référence, et à la traduction française de Cirillo.

Au besoin, si certains étaient intéressés, je pourrais fournir un dossier sinon exhaustif, du moins assez conséquent sur la question, tant du "Pseudo-Barnabé", que des "Livres de plomb"...

Ah, au fait, l'image en haut, c'est un des disques constitutifs des livres de plomb.

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