Les affres du créateur de lexique

Publié le par Albocicade

Une langue maternelle, c'est bien. On l'entend depuis sa naissance, on y baigne et, peu à peu, on on la comprend de mieux en mieux. Oh, ça ne va pas sans tâtonnement… mais globalement, on s'en sort. Et puis, souvent, il y a des écoles.

Souvent, mais pas toujours.

Parce que pour certaines langues, il n'y a ni écriture, ni dictionnaire. Et quand un étranger tente d'apprendre ladite langue, il doit, avant de pouvoir créer le tout premier lexique, écouter, tenter de comprendre les mots (et parfois, gare aux intonations à peine perceptibles pour des oreilles occidentales et qui changent totalement le sens de ce que l'on a cru entendre), la structure des phrases, les règles de la grammaire, les interdits verbaux…

Je repensais à cela lorsque je suis tombé sur cette description de l'apprentissage d'une langue indienne par deux prêtres français, au XVII° siècle… (Bon, une fois encore, j'ai sévèrement modernisé la langue...)

 

 

Ces deux prêtres virent bien que, pour la conversion des païens, la langue du pays leur était totalement nécessaire, se résolurent d'y vaquer en toute diligence. Mais on ne saurait croire les grandes difficultés qu'ils y rencontrèrent, principalement du fait qu'ils n'avaient ni interprètes ni maître pour les enseigner. Le sieur de Biencourt et quelques autres en savaient bien un peu, suffisamment pour le troc et les affaires courantes, mais dès lors qu'il était question de parler de Dieu est des questions de religion, la difficulté était immense. Aussi étaient-ils obligés d'apprendre le langage par eux-mêmes, demandant aux "Sauvages" comment ils appelaient chaque chose.

Tant que ce qu'on demandait pouvait être touché ou désigné à la vue, la chose n'était guère difficile : une pierre, une rivière, une maison ; frapper, sauter, rire, s'asseoir. Mais aux actions intérieures et spirituelles, qui ne peuvent se démontrer par les sens, et aux mots qu'on appelle abstraits et universels, comme croire, douter, espérer, discourir, appréhender, mais aussi un animal, un corps, une substance, un esprit ; ou encore vertu, vice, péché, raison, justice, etc. pour tout cela, en cela il fallait peiner et suer ; il y avait là comme les douleurs de leur enfantement. Ils ne savaient par quel bout s'y prendre, essayaient de cent façons différentes, et si un geste ne suffisait pas à exprimer leur idée, il y en employaient au besoin dix mille.

Tout cela donnait à messires les "Sauvages" un excellent passe-temps où ils se moquaient cordialement d'eux, trouvant toujours quelque sornette. Et encore, afin que la moquerie fut plus profitable, si pour écrire, vous aviez plume et papier, eux devaient avoir devant eux un plat bien rempli, avec la serviette qui convient. Il en est ainsi : Apollon et Mercure ne donnent leurs oracles qu'à tel lieu, et ailleurs se taisent. Et quand on voulait les retenir un peu longtemps, ils se fâchaient et s'en allaient. Et que faire dans ces situations ? Car, en vérité, ce travail ne peut être appréhendé que par ceux qui en font l'expérience.

Et comme ces "Sauvages" n'ont ni Religion formée, ni police, ni villes, ni techniques, les mots aussi et les paroles propres à tout cela leur manquent : Saint, Bienheureux, Ange, Grâce, Mystère, Sacrement, Tentation, Foi, Loi, Prudence, Sujétion, Gouvernement, etc. Où trouverez-vous ces mots qui leur manque ? Ou comment ferez-vous pour vous en passer ? Grand Dieu ! Qu'il est aisé de discuter en France !

Et le plus beau , c'est qu'après qu'on se soit rompu le cerveau à force de demandes et recherches, au moment où l'on pense avoir saisi la pierre philosophale, on se rend alors compte que l'on a pris le rêve pour la réalité, et l'ombre pour la proie, et que tout ce précieux Elixir s'évapore en fumée. Souvent on s'est moqué de nous au lieu de nous enseigner, et même certaines fois on nous avait enseigné des grossièretés que nous répétions innocemment comme s'il s'agissait des belles sentences de l'Evangile…

 

Publié dans Vie quotidienne

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