Prophétisé ?

Publié le par Albocicade

1. La problématique
Il y a bien des années, ayant depuis peu découvert Jésus, je m'étais attelé à en dresser une sorte de descriptif tel qu'il ressort... du coran.
Oui, parce qu'une fois que j'avais lu la Bible en entier (enfin, selon le canon protestant, mais ça fait déjà pas mal !), il m'avait paru important de lire – à titre documentaire – le coran.
Parmi les nombreux points qui m'avaient frappé, il y avait que, selon ce livre, Jésus aurait annoncé la venue de Mahomet.
C'est en fait un thème que l'on retrouve régulièrement dans les discussions entre chrétiens et musulmans, et je l'avais effleuré lors d'un billet sur Abu Qurrah.
En effet, on lit dans le coran (61.6) :
Jésus fils de Marie dit : "Ô Enfants d'Israël, je suis vraiment le Messager d'Allah [envoyé] à vous, confirmateur de ce qui, dans la Thora, est antérieur à moi, et annonciateur d'un Messager à venir après moi, dont le nom sera "Ahmad" .
Comme cette annonce est parfaitement inconnue dans la Bible, les musulmans en déduisent que les chrétiens l'ont supprimée du texte saint[1], soit qu'ils ont falsifié ce texte[2].
Pourtant, on a beau tourner le texte biblique dans tous les sens, étudier les manuscrits du Nouveau Testament non seulement en grec, mais aussi dans les versions anciennes et dans les citations des Pères de l'Eglise (mais aussi de leurs opposants) aucune trace d'une telle "prophétie" ne peut être trouvée, ce qui fait dire à Théodore Abu Qurrah : "Si quelqu'un, demandant l'exécution d'une dette, présente devant le juge un reçu signé de la main du débiteur, dans lequel il n'y a rien qui corresponde à ce qu'il réclame, qu'est-ce que le juge va décider que le plaignant doit recevoir ?"
A quoi son interlocuteur doit bien répondre : "Rien".
Et Théodore de conclure : "Par conséquent, vous n'avez rien dans l'Evangile".
2. Un verset biblique.
Pour autant la "Sira" (c'est à dire, la "biographie") de Mahomet par Ibn-Ishaq/Ibn-Isham[3], cite expressément un passage de l'Evangile de Jean (Jn 15.26-27 et Jn 16.4) dans lequel il est question de l'envoi du saint Esprit, le "Paraclet" qui serait Mahomet... sans toutefois faire de lien direct avec le passage du coran 61.6.
Curieusement, ce texte[4] arabe insère des mots en syriaque et en grec...
"Quand sera venu le Munahmanna, celui que Dieu vous enverra de la part du Seigneur, l'Esprit de vérité qui vient du Seigneur, il rendra témoignage de moi, et vous aussi, parce que vous avez été avec moi depuis le début. Je vous ai dit cela afin que vous n'ayez pas de doute". Le Munahmana (que Dieu le bénisse et le préserve) en syriaque, c'est Muhammad, en grec c'est le baraqlitis.
Or, de fait, dans ce passage de l'évangile, "celui qui doit être envoyé" est désigné par le terme grec "Parakletos" (παράκλητος ) et qui désigne "Celui qu'on appelle à son aide, avocat, défenseur, consolateur", ce qui correspond bien à un sens possible du terme syriaque occidental "Menahmana"[5]. Mais, est-ce que cela désigne Mahomet ?
Si l'on se base sur le texte Ibn-Ishaq, on note une équivalence de sens entre le syriaque et le grec. Mais pas avec l'arabe, puisque "Muhammad" signifie non pas "consolateur", mais "qui est loué".
Si l'on se place dans le perspective de l'Evangile, le contexte nous renseigne sur "qui" est ce "consolateur" :
"Et moi, je prierai le Père, et il vous donnera un autre consolateur, afin qu'il demeure éternellement avec vous, l'Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit point et ne le connaît point; mais vous, vous le connaissez, car il demeure avec vous, et il sera en vous." (Jean 14.16-17)
A l'évidence, les apôtres ne connaissaient pas Mahomet, qui d'ailleurs n'a jamais demeuré "en eux", et ne saurait demeurer éternellement avec eux.
Comment donc ce passage, qui désigne explicitement l'Esprit éternel a-t-il pu être utilisé pour désigner le fondateur de l'islam ?
3. L'hypothèse de Marracci
En 1698, Ludovico Marracci – prêtre catholique, traducteur et réfutateur du coran – émit une hypothèse qui n'en finit pas de troubler les esprits. Dans sa Refutatio Alcorani[6], il écrit "Je pense que c'est un grec apostat  qui a convaincu Mahomet que le Saint Esprit, promis par le Christ  ne devait pas être appelé  par eux "Parakletos" c'est-à-dire "Avocat", ou "Consolateur", mais "Periklutos"  c'est-à-dire "hautement renommé" ou "célèbre", ce qui correspond assez bien avec le nom Ahmad "Qui est hautement loué".
Cette supposition, copieusement relayée par les érudits de l'époque, a fini par être connue parmi les apologètes musulmans de l’Inde – et vigoureusement adoptée – et de là à tout le monde musulman, qui dès lors n'hésite pas à déclarer que la prophétie était bien là mais que les chrétiens l'ont falsifiée[7].
4. Réfutation de l'hypothèse de Marracci
Pourtant, cette conjecture non seulement ne repose sur rien, mais en outre se heurte à de grandes difficultés.
a. La première est sans doute que "périklutos" (περικλύτος) aurait somme toute bien convenue à l'Esprit saint, et que l'on peut se demander pour quelle raison les chrétiens l'aurait changé pour "paraklétos".
b. La seconde, c'est que, de toutes façons, aucun manuscrit grec ne porte "périklutos", aucune version ne traduit ce terme, aucun Père ne cite le texte en ce sens là... et pourtant il ne manque pas de manuscrits bibliques, de versions, de Pères antérieurs à l'avènement de l'islam.
c. Notons d'ailleurs que ce terme "périklutos" ne pouvait venir à l'idée que d'un intellectuel en chambre, habitué des dictionnaire, puisque quoique faisant partie intégrante du vocabulaire homérique, ce terme était totalement tombé en désuétude à l'époque néo-testamentaire et patristique, et un dictionnaire des termes patristiques comme le Lampe n'en fait pas même mention.
d. Enfin, signalons que la possibilité d'un changement (volontaire ou non) de lettres dans le texte grec ne tient pas. En effet, si en arabe une telle modification est particulièrement aisée (non seulement on n'écrivait pas les voyelles, mais les consonnes elles-mêmes n'étaient pas toujours différentiables, et avant l'usage des points diacritiques rien ne permettait de distinguer, à l'intérieur d'un mot, les lettres b, n, t, th et i, par exemple), les possibilités de changement involontaire de lettre en grec sont infiniment moindres qu'en arabe, et pour passer de "Périklutos" à "Paraklétos", il en aurait fallu trois dans le même mot. Quant à une éventuelle corruption "volontaire" du texte, rappelons que "Périklutos" aurait tout à fait convenu au St Esprit, et il n'y a aucune raison que les copistes chrétiens aient changé un terme pour un autre.
e. Notons pour finir que cette hypothèse ne cadre même pas avec la tradition de l'islam. En effet, comme nous l'avons noté précédemment, la "Sira"  de Ibn-Ishaq / Ibn-Isham, au VIIIe / IXe siècle, emploie le mot "baraqlitis", transcription arabe approximative de "Paraklétos".
De même en persan, au XIIe siècle, Fakhr ad-Dîn ar-Râzî emploie le terme "Faraklit" lorsqu'il cite le passage de Jean, dans son "grand commentaire du coran" (Tafsir al-Kabir), en précisant que "c'est le terme même de l'évangile, transcrit en arabe". Si l'hypothèse de Marracci reposait sur une quelconque réalité, c'est bien chez les exégètes musulmans qu'on devrait en trouver la trace, ne serait-ce que pour contester l'usage des chrétiens. Mais eux-même témoignent que le seul mot qui leur soit connu était bien "paraklétos".
On peut même ajouter, dans cette section, le fait que l'interlocuteur de Théodore Abu Qurrah (début IXe siècle) n'accuse pas les chrétiens d'avoir falsifié le texte, mais d'avoir supprimé la prophétie.
5. Conclusion ?
Peut-on conclure de manière satisfaisante l'ensemble de cette question ? Il semble que non.
En effet, comment parvenir à expliquer l'affirmation de coran 61.6 ? Sans doute faut-il chercher non dans les textes bibliques eux-mêmes, mais bien plutôt dans les traditions sur la vie de Mahomet. Ainsi, la chronique de Tabari[8] nous rapporte la rencontre avec "un moine nommé Ba'hîrâ qui avait lu les anciens écrits et y avait trouvé la description du Prophète" et lorsque le moine eût questionné le jeune Mahomet, il s'avéra que "tout cela s'accordait avec ce que Ba'hîrâ avait trouvé dans les livres". On notera que cette tradition ne spécifie en aucun cas quels seraient les "anciens écrits" que le moine aurait lu, et ne fait en particulier aucune allusion à l'Evangile de Jean.
Ainsi, malgré les tentative concordistes d'Ibn-Isham et de Marracci, il convient de laisser le passage de l'Evangile de Jean en dehors d'une question qui est entièrement extérieure à l'Evangile et à l'histoire de l'Eglise.
Que les musulmans soient convaincus que Mahomet ait été prophétisé par Jésus est une chose ; qu'ils prétendent obtenir des chrétiens leur assentiment à ce propos en est une autre, car comme le note avec sagesse l'évêque Théodore de Harran : ils n'ont "rien dans l'Evangile".
 
Notes

[1] C'est du moins l'accusation qui est présentée dans le texte d'Abu Qurrah.
[2] En se basant sur une exégèse pour le moins rapide de quelques versets du coran : 2.52 ; 2.75 et 3.78
[3] Au VIIIe siècle, Ibn-Ishaq a rédigé une "vie de Mahomet" dont le texte est perdu mais dont la plus grande partie nous est substantiellement parvenue dans une version remaniée par Ibn-Isham, au IXe siècle. Le passage en question se trouve en I. 150.
[4] J'ai recomposé le texte à partir de le citation qu'en fait G. Tartar ["Jésus a-t-il annoncé la venue de Muhammad ? exégèse du verset coranique 61.6", in Paroles de l'Orient, vol 16, 1990-1991] d'une part, et de la traduction anglaise de A. Guillaume ["The life of Muhammad, a translation of Ibn Ishaq's Sirat Rasul Allah", 1955, réédition 2004]. "Menahmana" est en fait un terme syriaque palestinien désignant le "donateur de vie", mais qui, dans ce contexte peut s'appliquer à celui qui console un endeuillé.
[5] On trouve sur internet que "À l’époque de Mohammed, le Paraclet se traduisait en syriaque : Al-muhammana, ce qui a pu être compris, en arabe, ‘MuHammad’" Et cette assertion est accompagnée d'une référence : A. Gunthrie and E.F.F. Bishop, ‘The Paraclete, Al-muhammana and Ahmad’ dans Muslim World 41 (1951), pp. 251-256. Ceci est faux ! L'article en question (fort intéressant au demeurant) est ‘The Paraclete, Al-munahmana and Ahmad’, et c'est abusivement que l'on fait un glissement vers un hypothétique "Muhammana".
[6] L. Marracci, Refutatio Alcorani, Padoue, 1698, p. 719, note VI sur 61,6
[7] Une "proposition d'explication" plus soft consiste à affirmer que le texte de l'Evangile aurait contenu les deux mots "Et il vous enverra un autre Consolateur, l'Admirable" et qu'une confusion par un copiste aurait amené à supprimer le second terme. Cette reconstruction purement apologétique ne repose sur rien et se heurte totalement aux objections "b" et "c" présentées plus bas.
[8] Chronique de Tabari, traduction française de Zotenberg, 1869 ; tome 2, Chap 46, p 244-245
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C
C'est vraiment excellent. Merci pour ce texte et bravo pour l'effort de documentation.
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R
Very interesting! Many thanks for this text.
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A
I am preparing a paper about how the arab-speaking christians used to reply to muslims who argued about the "Paraclete"...