La confusion par l'image

Publié le par Albocicade

En couverture de mon livre[1], j'ai placé deux "images" représentant chacune Jésus avec sa mère, et j'explique dans le Préambule comment ces deux images racontent deux visions différentes – et  même opposées – du Christ. Ne pas tenir compte de cette différence, c'est nier les spécificités voulues par les peintres et les groupes dont ils sont d'une certaine manière les porte-parole, c'est ainsi sombrer dans une confusion qui ne permet plus de comprendre la pensée de l'autre, et donc d'échanger, de dialoguer.
Or voila que, cherchant tout autre chose, je tombe sur l'image[2] que j'ai mise ci-dessous en illustration.

Je ne doute pas un instant des bonnes intentions, ni même des compétences techniques, de la personne qui a peint cette image mais le discours qui en ressort est porteur d'une étrange confusion.
Oh, bien sûr, à première vue, il s'agit d'une icône du "Sein d'Abraham", le séjour des justes dans l'attente de la résurrection (Cf Luc 16.22 et contexte). Pourtant, dans ce type d'icône, les âmes des justes sont anonymes, non identifiables. Ce sont les Justes de l'ancienne Alliance en attente de la Résurrection. Or, dans l'image que je vois, si les personnages de second plan sont effectivement non reconnaissables, ceux de premier plan, quatre en fait (en plus d'Abraham, qui est expressément nommé), sont identifiables.
Et c'est là que le bât blesse.
On a, à gauche et tenant les "Tables de la Loi", le saint prophète Moïse. Soit.
Lui faisant face, et reconnaissable à sa tenue et son visage (mais dépourvu du nimbe crucifère !) Jésus, tenant un rouleau. Là, c'est déjà plus compliqué : Jésus est le Sauveur, le Fils de Dieu, et non pas un quelconque "juste" qui sera sauvé. Sa place n'est en aucun cas dans le "sein d'Abraham", sauf à lui refuser sa qualité de sauveur. Or, précisément, il ne porte pas de nimbe, ce nimbe crucifère qui lui est propre et dans lequel est inscrit ὁ ὢν (ho ôn, "Celui qui est") qui est un attribut exprimant sa divinité. La divinité lui étant donc refusée sur cette image, on peut supposer qu'il est considéré, à l'instar de Moïse, comme un prophète, envoyé par Dieu pour porter un message (ce qui expliquerait le rouleau qu'il tient dans sa main).
Cette hypothèse se trouve d'ailleurs confortée par le personnage quelque peu hirsute derrière Moïse, qui est sans conteste le prophète Jean-Baptiste. Trois prophètes, pour le moment.
Enfin, reste – entre Moïse et Jésus – un personnage qui ne correspond, par ses caractéristiques, à aucun saint connu dans l'iconographie, et qu'il nous faut identifier… sans trop de difficultés. Le turban indique que c'est un arabe. Soit, mais qui ? La couleur verte de son vêtement nous invite à une contorsion intellectuelle pour chercher en-dehors du christianisme. En effet, selon un passage du Coran (76.21), les gens au paradis seront vêtus de vêtements verts et certains hadiths affirment que ce sera précisément la couleur du vêtement de Mahomet, que l'islam dit être prophète aussi.
Cela peut faire penser à cette notion que judaïsme, christianisme et islam  sont des "religions abrahamiques", et c'est probablement l'idée de la personne qui a réalisé cette image. Si c'est cela, nous sommes déjà en dehors des cadres de base de l'iconographie chrétienne.
Mais ce que raconte cette image va plus loin, puisqu'elle est une négation du christianisme.
En effet, prenons un instant pour bien comprendre.
L'image  nous montre quatre "Justes" dans lesquels on ne peut que voir les "prophètes" Moussa (Moïse) avec la "Taurat" (Thora) et avec lui Yahya (Jean-Baptiste), Eissa (Jésus) tenant l'Injil (Evangile) et enfin Muhammad (Mahomet).
Or, sauf à être mal informé, je n'ai jamais entendu dire que la théologie chrétienne (tout comme la foi de l'Eglise) reconnaîtrait Mahomet pour un prophète (nabi) ou un apôtre (rasul).
Par ailleurs, quoiqu'il soit représenté ainsi sur cette déplorable image, Jésus n'est pas un simple croyant (tel qu'il est d'usage de représenter les âmes dans le "sein d'Abraham"), ni même un "prophète" venu apporter un livre, mais le Christ sauveur, le Fils de Dieu. C'est du moins ce qu'enseigne et croit l'Eglise.
Il y a bien des années, Ludmilla Garrigou avait écrit un article sous le titre  "Les icônes déviantes", sorte de mise au point nécessaire, vu la prolifération d'images "à la manière des icônes", des espèces de "canada-dry" de l'icône : ça y ressemble, ça en a les techniques, mais ce ne sont pas des icônes, puisque l'icône est avant tout l'expression en image de la foi de l'Eglise.
 
Notes :
[1] Livre que, bien sûr, je vous invite à lire, si ce n'est déjà fait…
[2] Sur la page https://www.serviteurs.org/Tu-deviendras-le-pere-d-une-multitude-de-nations-Gn-17-3-9.html
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E
Le rappel de l'article de Ludmilla Garrigou est particulièrement bienvenu, la prolifération d'icônes déviantes telle celle " de la Sainte Famille "restant d'actualité. Un numéro du "Messager orthodoxe" consacré au thème de la théologie de l'icône ( N° 112, 1989 ) avait abordé très brièvement le thème de fausses icônes dans une note rédigée par Michel Bry. Celui-ci en donnait comme exemple une Croix de G. Papetti en l'église Saint François d'Assise à Louvain-la- Neuve dans un descriptif qu'il me semble utile de reproduire:<br /> <br /> "S'inspirant de la célèbre Croix de San Damiano ( XIIe siècle, S. Chiara, Assise), qui reste tout à fait conforme à l'esprit orthodoxe, l'artiste, visiblement inspiré de l'art actuel de l'icône orthodoxe, a cependant éprouvé le besoin de faire trois innovations.<br /> <br /> a. un homme accompagne la Vierge et une myrophore accompagne saint Jean au pied de la Croix.<br /> <br /> b. une colombe sort du flanc meurtri du Sauveur et descend sur la Vierge et son compagnon.<br /> <br /> c. la scène de la crucifixion est surmontée d'une image bâtarde: un compromis entre l' Ascension et la Transfiguration. Le Christ dans une gloire se hisse vers une montagne où l'accueillent Elie et Moïse!<br /> Toute tentative d'explication serait inutile. Notons simplement que la clarté paisible de l'icône fait place à la confusion"<br /> Confusion ,voilà le terme qui rejoint votre propre constat. Toutefois je pense qu'on ne peut se dispenser de présenter un minimum d'explications sur ces images déviantes lorsqu'on se trouve devant un public non orthodoxe réceptif aux vérités dogmatiques.
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