L'esprit de l'Encyclopédie

Publié le par Albocicade

 

Lorsque j'étais minot (était-ce en primaire ou au collège?), je me souviens que l'on nous avait vanté l'Encyclopédie, la grande œuvre de Diderot et d'Alembert qui mettait le savoir à la porté du quidam.
C'était, nous disait-on, cela, l'esprit des Lumières : donner aux gens les informations nécessaires pour se forger une opinion éclairée.
La chose était entendue, et nul n'y aurait trouvé à redire, nul n'aurait même pensé à questionner ce dogme : l'Encyclopédie dit le vrai.
Travaillant d'arrache-pied sur tout ce qui entoure "ma" stèle syro-chinoise (j'ai intérêt : dans deux jours, je dois faire une présentation, ou plutôt un survol, de l'Histoire du Christianisme en Chine), me vient à l'idée de voir si la fameuse Encyclopédie en parle, et ce qu'elle en dit.
Je sais que le débat a fait rage au XVII° et XVIII° siècle entre les tenants de l'authenticité (la plupart étant des Jésuites) et ceux qui au contraire lui déniait toute valeur historique, partant du principe que les Jésuites étaient d'affreux calotins prêt à tout pour parvenir à leurs buts.
Du coup, je m'interroge : comment l'Encyclopédiste, homme de science et de pondération avait-il abordé la question ?
 
Allons, je jette un œil au tome 31, qui va de Si à Subu, pour trouver l'article SIGAN.
Oui, ma stèle avait été érigée sur le site de Chang-An1, dont le nom est maintenant Xi'an et que l'on a appelé Si-Ngan-Fou, Hsi-An-Fu et quelques autres graphies approximatives.
A l'article SIGAN2, je lis :
 
SIGAN, Geog. mod. SI-GAN-FU
C'est bon, ce doit être ça, continuons
, & par le père Le Comte, qui estropie tous les noms SIGNAN-FOU,
Allons, bon ! Le coup est mesquin, indigne même : le P. LeComte, un jésuite a été envoyé en Chine en tant que "Mathématicien du Roi" par Louis XIV. Et, contrairement à "DJ" qui signe l'article, le P. LeComte a passé 6 ans en Chine. De plus, il n'est pas le seul à "romaniser" ainsi le nom de l'ancienne capitale. Mais passons.
grande ville de la Chine, dans la province de Xenxi où elle a le rang de première métropole de la province. Elle est bâtie sur le bord de la rivière de Guci , en forme d'amphithéâtre : Ses environs sont agréables & fertiles. Long. , suivant le père Gaubil, 125,3,15 ; Lat. 32,6.
Voilà, nous sommes dans de l'information. Voyons la suite...
Rien, selon les jésuites, n'a rendu cette ville plus remarquable que la découverte qui s'y fit en 1625, d'une inscription de plusieurs pages, qui nous apprend que la religion chrétienne est entrée à la Chine en 631. On trouvera cette inscription dans toutes les relations & dans le dictionnaire de la Martinière.
Bien, effectivement, cette découverte a fait grand bruit.
Ce n'est cependant autre chose qu'une fraude pieuse, une pièce manifestement supposée, comme M. de la Crose l'a prouvé sans réplique.
Hola ! Que voilà une affirmation péremptoire ! Ainsi, la stèle n'est pas authentique, pas même douteuse ou controversée, mais une fraude pure et simple. La Science a parlé, et de sa voix incontestable discerne le vrai du faux.
Oui... mais non.
Certes, pour les missionnaires catholiques en Chine, cette stèle était arrivée comme pain béni, un vrai don de la Providence pour prouver que le Christianisme n'était pas une nouveauté en ces lieux. Et à tout prendre, la mariée pouvait paraître un peu trop belle pour ceux qui rêvaient d'une Chine dont la morale pure et le déisme raisonnable n'avaient pas été pollués par les inventions du clergé.
Certes, pour justifier de la présence étonnante, presque incongrue de cette stèle chrétienne en plein milieu de la Chine, les jésuites échafaudèrent parfois des théories instables. Mais que les explications aient pu être bancales n'induit pas que la stèle soit fausse. Et en l'état de la science à l'époque, un travail scientifique – qui plus est "encyclopédique" – pouvait tout au plus poser la question de l'authenticité de cette stèle. Car après tout, les émissaires franciscains envoyés au XIII° siècle auprès du Khan mongol (à savoir Jean de Plan Carpin pour le pape Innocent IV et Guillaume de Rubrouk pour Louis IX de France) avaient bien rencontré des chrétiens "nestoriens" sur les terres de l'ancien Empire chinois.
Oui, faire état de la controverse, se montrer prudent (tout en émettant éventuellement une opinion "probable") cela aurait eu du sens.
Mais là... une réponse aussi péremptoire... et aussi totalement fausse.
Car il faut bien le reconnaître, si à une certaine époque on a pu s'interroger sur l'origine de cette étonnante découverte, la question n'est plus à l'ordre du jour et aucune des fort nombreuses études actuellement publiées ne doute ni de l'existence, ni de l'authenticité de la stèle de Xi'an du fait des nombreuses découvertes faites au cours des trois derniers siècles, que ce soit parmi les documents de Dunhuang, les pierres tombales, les fresques ou encore dans les annales chinoises.
 
Quant aux arguments "sans réplique" de Mathurin Veyssière de La Croze (et non "de la Crose", comme le trop impétueux encyclopédiste a orthographié – ou plutôt "estropié" – son nom), ils ne devaient pas être si forts que ça, puisque actuellement nul n'en fait plus mention.
 
Bon, ce n'est pas bien grave, mais j'ai été tout de même bien déçu : j'osais espérer un article encyclopédique, sérieux, je suis tombé sur une diatribe, un brûlot partisan,médiocre.
Quand je pense que l'on m'avait vanté l'Esprit de l'Encyclopédie...
 
Notes
1Qui fut d'abord la capitale de la dynastie Qin (vous savez, la fameuse armée de terre cuite!) puis de la dynastie Tang...
2Article de "L'Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers", tome XXXI (SI-SUBU), 1781, p 61-62, rédigé par le chevalier Louis de Jaucourt.
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C
Si d'Alembert et Diderot étaient nos contemporains, ils travailleraient chez Google , pas chez Wikipédia.. Très bon article et très drôle.
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