St Jean d'été
A cette heure, le faubourg est bruyant, trop bruyant pour l'ermite.
Il est là, dans cette pièce sombre, à se demander pourquoi Dieu l'a envoyé ici, chez cet artisan. Parlons-en, de cet artisan ! Son échoppe regorge de peaux trempant dans des bacs à l'eau nauséeuse, de cuirs préparés, de sandales attendant le client…
Par la porte ouverte, il entend des jeunes gens – probablement des étudiants – qui s'interpellent, se hèlent, s'invitent à la prochaine bamboche qui aura lieu le soir même, un peu plus loin. Quelle misère ! Cette jeunesse qui oublie Dieu, qui n'y pense jamais, qui ne… Et l'ermite se souvient. A leur âge, il a tout plaqué, tout quitté : il a entendu la parole du Sauveur au jeune homme riche, mais lui n'a pas dit non, lui n'est pas reparti tout triste, et il avait suivi le Christ jusque dans le désert… Une vie à l'écart : il y a bien assez de troubles, de luttes contre soi-même sans en plus s'encombrer des tentations venant de l'extérieur…
Et ces femmes, juste là dehors, qui jacassent comme des pies et gaspillent leur temps en futilités… si seulement elles pouvaient aller babiller plus loin…
"Dis-moi, cordonnier, comment vis-tu pour Dieu ?"
Il n'en sait trop rien, le cordonnier… il vit simplement… ce qu'il gagne de trop, il le donne pour plus pauvre que lui…
Rien d'extraordinaire, n'est-ce pas ; rien en tous cas qui puisse rivaliser avec le renoncement de l'ermite. Sur ce point (et sur bien d'autres) le cordonnier et l'ermite sont d'accord.
Mais alors, pourquoi Dieu l'a-t-il envoyé ici ? D'autant que maintenant, c'est une douce bluette que l'on croit entendre dans la rue, à peine reconnaissable toutefois, beuglée qu'elle est par un ivrogne acharné.
"Non, vraiment, je ne vois pas ce que tu aurais à apprendre chez moi : toi qui es moine, tu mènes une vie pareille à celle des anges. Tandis que moi… oh, bien sûr, ma vie semble réglée, mais je sais que je suis un pécheur. Et tu vois, tous ces gens, dehors, je ne serais pas surpris qu'ils entrent avant moi en paradis… si j'y entre…"
Allez savoir pourquoi, je pensais à cette anecdote déjà ancienne (l'ermite en question étant tout de même St Antoine le Grand) l'autre soir, alors qu'une sono assez quelconque déversait des musiques enregistrées en face du stand merguez-frites, sur les hauts de mon village. C'était la fête de la St Jean, et la jeune cigale avait absolument tenu à y aller, tant pour retrouver des copines que pour voir l'allumage du feu, à la nuit tombée.
Bien sûr, devant ce brasier de palettes auquel n'est en fait associé ni le nom du Sauveur, ni celui du Précurseur, j'ai un peu la nostalgie du feu pascal qui se propage de cierge en cierge, illuminant la nuit… Mais, bon ; c'est une fête, et même si je me tiens là comme sur un quai de gare (et je ne raffole pas des quais de gare), ce n'est pas que j'y trouverais quelque chose à reprocher, mais plutôt que ces musiques qui, naguère, faisaient bouger mes pieds me laissent aujourd'hui de marbre : j'ai du vieillir (ou alors, ce sont aussi les musiques qui ont vieilli…)
Quant à savoir si Dieu aime la musique, c'est une hypothèse que Brassens ne repousse pas absolument… (mais Brassens est-il compté parmi les théologiens ?)
NB : A titre documentaire, je donne ici la traduction de l'apophtegme qui est à l'origine de ma petite réflexion d'un soir :
Saint Antoine priait dans sa cellule lorsqu'une voix lui vint : "Antoine, tu n'es pas encore parvenu à la mesure de ce corroyeur d'Alexandrie." Levé de bon matin, l'ancien partit à la recherche de cet homme, son bâton de palmier en main. Il alla à l'endroit en question et entra chez l'homme qui fut troublé en le voyant. Antoine lui demanda : "Dis-moi tes pratiques." L'autre répondit : "Je ne vois pas ce que j'ai fait de bien. Eh oui, le matin, au saut du lit, lorsque je me mets au travail, je me dis que toute la ville, du plus petit au plus grand, entrera dans le Royaume pour ce qu'elle a fait de bon ; mais moi j'hériterai du châtiment à cause de mes péchés, et le soir de nouveau, je répète la même chose." A ces mots l'abbé Antoine dit : "En vérité, comme un bon orfèvre qui demeure paisible chez lui, tu auras en héritage le Royaume. Et moi, qui suis sans discernement, j'ai beau vivre au désert, je ne t'ai pas dépassé."
(Nau 490)