Sic transit...

Publié le par Albocicade

Crésus, roi de Lydie au VIe siècle avant notre ère, demanda un jour à Solon l'Athénien – réputé pour sa sagesse – qui était selon lui le plus heureux des hommes, s'attendant à recevoir ce titre qui – il n'en doutait pas – lui revenait de droit.

Or, plutôt que de céder à la tentation de la flagornerie, Solon ne fit de Crésus ni le premier, ni le second des plus heureux. Et comment l'aurait-il pu. Certes, Crésus était un homme puissant, riche, célébré, courtisé, mais qui pouvait assurer qu'il était heureux. Et quand bien même il l'eut été, qui aurait osé affirmer que ce bonheur ne s'effondrerait pas un jour, et que de puissant il ne finirait pas sa vie comme un misérable ?

Et de fait, Crésus – battu par Cyrus – ne fut-il pas fait prisonnier, et ne finit-il pas sa vie au service de son vainqueur ?1

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Je repensais à ces paroles de Solon en apprenant comment "l'intelligentsia" française se détourne subitement avec horreur d'un homme naguère célébré, porté au pinacle des Arts et des Lettres par cette même Intelligentsia qui pourtant n'ignorait alors rien de ses actes et méfaits.

Car ils le savaient, que ce monsieur allait draguer des gamines à la sortie des collèges pour en faire ses partenaire de "jeux sexuels". Et comment le savaient-ils ? Parce que ce monsieur le racontait, avec force détails, dans des livres que cette "intelligentsia" récompensait de prix prestigieux. Rien de tout cela ne les choquait. Ce qui les offusquait, c'est que l'on puisse éventuellement contester à ce monsieur la légitimité à se comporter ainsi. Quiconque s'y risquait se voyait repoussé avec mépris, sarcasme et grossièreté. Un homme d'un tel talent ! Et qui pouvait oser brider la littérature ? Qui pouvait être à ce point réactionnaire pour s'opposer à la modernité, à l'amour et à la liberté ? Car oui, cette sinistre prédation se parait des mots "liberté" et "amour"…

 

J'ai récemment mentionné brièvement la figure de ce littérateur, et le profond dégoût qu'il m'inspire, sans me douter que l'actualité le rattraperait. Or, en quelques jours : Matzneff (puisque c'est de lui qu'il s'agit) perd sa chronique au Point, son éditeur retire ses livres à la vente, des journaliste qui se pressaient autours de lui regrettent de l'avoir reçu, un juré du Renaudot affirme se sentir coupable de lui avoir accordé le prix littéraire, un ministre de la culture qui se repent de lui avoir décerné une décoration, un autre ministre se déclare favorable à lui supprimer l'aide publique, le Parquet qui ouvre une enquête pour viols sur mineur, etc

Pourquoi ces subits revirements ? A cause d'un livre, un simple livre dont le contenu fut connu avant parution, un livre qui dit ce que tous ces gens savaient déjà. Mais ce n'est plus Matzneff qui parle, qui écrit, qui se vante ; c'est une femme, une de ses anciennes "conquêtes", qui dit sans détour qu'elle fut une des victimes de Matzneff, et que son "consentement" (tel est le titre du livre) n'avait rien d'un consentement libre et éclairé d'adulte, qu'elle n'était qu'une gamine manipulée par un pervers qui ne respectait que ses propres pulsions. Une femme qui, après bien des années, a pu trouver le courage, les mots et (ce qui n'est pas le moindre!) un éditeur pour dire son vécu.

Et elle semble avoir été entendue.

Matzneff, la coqueluche des plateaux TV d'hier ne fanfaronne plus, c'est déjà un début.

"Sic transit gloria mundi"… ainsi passe la gloire du monde.

 

Quant au livre de Vanessa Springora, espérons qu'il pourra aider d'autres victimes de pédophiles à se reconstruire.

 

Note complémentaire :

1Ceci se trouve, bien sûr, au Premier livre des Histoires d'Hérodote, XXX-XXXIII et LXXXVI

Publié dans Vie quotidienne

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