Le sermon

Publié le par Albocicade

En ce début de semaine sainte, je vous offre une petite nouvelle, à méditer... si le coeur vous en dit.
En bas de l'article, j'ai mis un lien vers le pdf de cette nouvelle
 
Le sermon
Nouvelle d'un lieu incertain pour des temps indéterminés
par Albocicade

On raconte...
mais on raconte, à dire vrai, tant de choses dont la véracité historique des fait n'est pas toujours strictement avérée...
 
On raconte, donc, que dans un village à l'écart des grandes routes et de voies de communications majeures, nul prêtre n'avait mis les pieds depuis des années. Le dernier prêtre affecté à ce lieu était mort trente sept ans auparavant, et dix liturgies tout au plus avaient été célébrées depuis.
L'église était toujours debout mais, sauf pour quelques rares offices de vêpres que Nicolas Alexandrovitch, le marguillier, menait avec la bénédiction de l'évêque, elle restait fermée. Qui voulait communier devait le faire lorsque l'occasion lui était donnée d'aller en quelque gros bourg, au loin.
Un jour, pourtant, un jeune prêtre se présenta. "Jeune prêtre" dans la mesure où il venait juste d'être ordonné. Mais c'était un homme déjà en âge d'être grand père, et c'est après une vie bien remplie – et, disons-le, assez mouvementée – qu'il avait fait voeu de servir Dieu et avait été ordonné : on l'appelait le Père Jean.
Avec la bénédiction de l'évêque, il envisageait de venir, une fois le mois, célébrer dans ce village déshérité.
 
Le jour vint donc où il se présenta, tout de noir ensoutané, à la porte du marguillier Nicolas Alexandrovitch. Ce dernier était un homme grand, massif ; un roc. Mais un roc chaleureux, et la large moustache qui lui barrait le visage ne parvenait pas à masquer son bon sourire auxquels répondaient deux yeux accueillant. Recevant le père Jean avec prévenance, il le fit entrer chez lui, s'enquit des conditions de la route avant de l'emmener voir l'église.
Petite, dans une sorte d'enclos, elle possédait tout de même une coupole en bardeaux qui se dressait au soleil. L'intérieur était propre, bien tenu, sentant le bois, l'essence de térébenthine et l'huile de lin : il y avait longtemps que les odeurs d'encens s'étaient évanouies.
Le père Jean se signa, entra. Les saints sur les murs l'accueillirent sans murmure de réprobation. Il prit le temps de faire le tour des icônes – parfois, de simples copies sur papier, mais qu'importe – saluant chaque saint, chaque sainte, chaque archange du regard, tandis que Nicolas Alexandrovitch se tenait à la porte, en silence.
Lorsque le père Jean pénétra dans le sanctuaire, par la porte nord, le marguillier s'approcha pour lui indiquer où se trouvaient les vêtements liturgiques de son prédécesseur (mais le père Jean avait les siens propres) , le calice, la patène, l'astérisques, les voiles...
L'encensoir, quoique n'ayant plus chauffé depuis des lustres, était propre, non comme un objet de vitrine, mais comme ayant servi et devant encore le faire.
Ayant fait le tour du sanctuaire, vérifié qu'il y aurait assez de cierges et de charbons – il y avait tout le nécessaire ; manifestement Nicolas Alexandrovitch n'avait pas un instant imaginé que cette église en avait fini avec les liturgies – le père Jean ressortit dans la lumière du soleil.
Il était heureux.
 
L'évêque lui avait indiqué que la paroisse possédait une petite maison – deux pièces en tout et pour tout – à peu de distance de l'église et dans laquelle il pourrait loger entre les vêpres du samedi et la liturgie du dimanche, aussi se dirigea-t-il derrière l'église vers la minuscule bâtisse, exprimant son intention de la voir avant d'y porter ses affaires. Le marguillier le retint, s'excusa, et lui expliqua que, certes, la maison était bien prévue pour le logement du prêtre, mais que depuis des années qu'elle était vide, on l'avait prêtée à un pauvre journalier qui souvent était au village. C'eût été bien peu chrétien que de le laisser dormir dehors par tous les temps, sans logis, sans feu, alors qu'il y avait cette petite maison vide. Le conseil de paroisse avait été un peu long à décider, mais depuis, nul n'avait eu à s'en plaindre. Non, on n'en avait pas informé l'évêque – à quoi bon ? Bien sûr, on pourrait lui demander de laisser les lieux pour cette nuit, mais était-ce bien charitable, d'autant que le P. Jean ne restait qu'une nuit. Aussi, si la proposition lui convenait, Nicolas Alexandrovitch proposa au prêtre de passer la nuit chez lui : la maison est assez grande, et il n'y aura nul embarras.
Touché, le père Jean accepta.
C'était un samedi, et dès trois heures, il se rendit dans l'église pour recevoir celles et ceux qui voudraient se confesser avant les vêpres. La nouvelle de son arrivée avait couru, mais ils ne furent en tout que cinq à l'office du soir.
 
Le lendemain matin, pourtant, pour la liturgie, seize personnes étaient là : ceux qui – de longue date – attendaient cet instant.
Le prêtre célébra.
Un pauvre choeur – trois femmes plus le marguillier – s'essaya à lui donner la réplique. Les mélodies hésitantes du début firent peu à peu place à plus d'assurance, les tons se replaçaient presque d'eux-mêmes, et les murs purent résonner à nouveau des tropaires, hirmi et autres hymnes sacrées.
Vint le moment de l'Apôtre, puis l'Evangile. Et enfin le sermon.
Que se passa-t-il à ce moment là ? Nul n'aurait pu le dire avec précision.
Partant de l'évangile du jour, le père Jean leur parla de l'amour de Dieu pour les humains et pour toute sa création. Il leur parla du Christ, de Bethléhem à Golgotha, du Christ ressuscité, du Christ monté aux cieux et pourtant toujours avec nous. Il leur parla de l'amour que nous, humains, devons rendre à Dieu par reconnaissance, et de la prévenance avec laquelle nous devons prendre soin de la création. Il leur parla des fâcheries et du pardon. Il leur parla de la responsabilité qu'ont les plus puissants de prendre soin des plus faibles. Il leur parla de justice sociale et d'adoration de la Trinité sainte. Il leur parla des saints martyrs qui plutôt que de renoncer au Christ se laissent arracher leur vie. Il leur parla des étrangers qui, avant d'être étrangers sont humains – faits à l'image de Dieu, et de l'accueil qu'il faut leur réserver. Il leur parla de la nécessité de suivre le Christ dans l'humilité du quotidien...
Il y avait du feu et du miel dans ses paroles.
Parla-t-il longtemps ? Nul n'aurait pu le dire. Toujours est-il que son "amen !" final sonna aux oreilles des paroissiens comme une surprise, et non comme un soulagement. Et si nul n'applaudit après ce sermon, c'est qu'ils étaient tous comme abasourdis.
Il poursuivit la liturgie, donna la communion, commençant par le petit Igor que sa mère avait amené et qui n'était jamais plus venu à l'église depuis son baptême à la ville lointaine.
Après le congé et la bénédiction, il leur donna rendez-vous "dans un mois", puis rentra dans le sanctuaire pour éteindre les cierges.
Dans l'après-midi, après le repas, il prit congé de Nicolas Alexandrovitch.
 
Le mois suivant, il y eut plus de monde à la confession et aux vêpres. Plus encore à la liturgie : les gens avaient parlé de ce nouveau prêtre qui – quoique sans expérience – avait si bien célébré la dernière fois, et leur avait si bien parlé dans son sermon.
Le choeur s'était étoffé au cours du mois écoulé, et en outre avait répété : de cafouillages, il n'y en eut presque pas. Vint le moment de l'Apôtre, de l'Evangile. Les paroissiens présents, une trentaine environ, attendaient cet instant en retenant leur respiration : un bon prédicateur, c'est si rare !
Le père Jean résuma en quelques phrases la leçon de l'évangile du jour puis, sans que l'on y prenne garde sur le moment, reprit mot pour mot son sermon de la fois précédente. Le charme de sa parole, la justesse des idées, la profondeur et la bonté qui s'en échappaient maintinrent les paroissiens dans l'écoute.
Pourtant, après la communion et le renvoi, certains des "nouveaux" se mirent à questionner les "anciens" : ce que le prêtre venait de dire ressemblait sacrément au résumé qu'ils avaient eu du sermon précédent. Ceux qui avaient participé aux deux offices étaient eux-mêmes troublés : en y repensant, c'était bel et bien le même sermon. Voila qui était curieux.
Rendez-vous était pris pour le mois suivant.
 
Lorsqu'il revint, le père Jean ne put s'accorder de répit dans l'après-midi du samedi : véritable désir de se confesser ou simple curiosité, c'est pas moins de cinquante sept personnes qu'il reçut, avant et après vêpres : pensez !
Et au matin du dimanche, l'église était pleine : paroissiens et curieux se massaient pour "voir le prêtre". Pour l'entendre, surtout. Car son "sermon double" avait attisé la curiosité : qu'allait-il dire, aujourd'hui ?
Dans la petite église où tant de monde se pressaient, il entonna "Béni soit le règne du Père et du Fils et du Saint-Esprit, maintenant et toujours et dans les siècles des siècles !", et le choeur répondit "Amen !"
Puis il dit "Prions le Seigneur !", et le choeur répondit "Seigneur prend pitié !"... Litanies, Petite Entrée, Apôtre, Evangile...
Ça y est, le sermon.
Partant de l'Evangile du jour, il en vient à redire, phrase après phrase, son sermon des fois précédentes. Il y a ceux qui se laissent emporter par les paroles, et il y a ceux qui, méfiants, constatent atterrés le fait. Imperturbable, le père Jean poursuit son sermon. Puis la suite de la liturgie : Grande Entrée, consécration, communion, bénédiction, renvoi.
Sitôt l'office achevé, il part : il est attendu dans un autre village et ne peut rester plus longtemps aujourd'hui. Mais rendez-vous est donné pour le mois suivant.
 
Sur la place devant l'église, les esprits s'interrogent, s'échauffent même : ne voit-on pas Véra, la femme de Vladimir Ivanov, reprocher à Nicolas Alexandrovitch d'avoir accepté n'importe qui comme prêtre pour le village. "Un idiot ! voila ce que c'est que votre prêtre, tout juste bon à répéter les prières et un sermon appris par coeur !"
Et c'est – à la surprise générale – Ivan Nikov qui prit la défense du prêtre. Ivan le mécréant qui n'était venu ce matin là que pour se moquer de cet engouement suspect pour un pauvre curé eut alors ces mots : "Je l'ai vu comme il était, quand il faisait les prières dans le sanctuaire : je ne sais pas si le bon Dieu existe, mais s'il est aussi bon que le père Jean, alors ça vaut le coup de croire !" Il n'en dit pas plus, mais son intervention calma d'un coup tous les esprits.
 
Lorsque le mois fut écoulé, le prêtre revint. C'était le quatrième mois. La fièvre qui s'était emparée du village était retombée – et puis, il y avait à faire aux champs – et il n'y avait guère plus de vingt paroissiens aux vêpres du samedi.
Par contre, le dimanche, l'église était de nouveau pleine.
Quoique le père Jean fut au courant des troubles qui agitaient le coeur des paroissiens, il n'en laissa rien paraître, et la liturgie se déroula sans anicroche jusqu'à la lecture de l'Evangile. A peine-eut-il fermé le saint Livre que Vladimir Ivanov – à qui sa femme avait bien fait la leçon – prit la parole. Oh, il n'y avait pas ombre d'acrimonie ni de reproche dans sa voix, juste une immense question, et un peu de tristesse. Il prit la parole et dit "Pardonnez-moi, père, mais je pense exprimer le sentiment de beaucoup ici en vous demandant cela : déjà par trois fois vous êtes venu célébrer chez nous, et nous vous en sommes infiniment reconnaissants. Pourtant, une chose nous trouble : pourquoi, ces trois fois là avez-vous fait, à chaque fois le même sermon ? Ne pouvez-vous en faire un autre ? Certes, il est bien, très bien même, je l'ai entendu deux fois et les deux fois il a touché mon coeur, mais voila, pardonnez-moi, mais cela me trouble." Il n'en dit pas plus, mais un léger murmure dans l'assemblée laissait entendre que beaucoup l'approuvaient, tant pour le fond que pour la forme.
Le père Jean le regarda, pensif. Il y avait du sourire et de la tristesse mêlée dans son regard. Puis s'adressant à lui – mais aussi à tous – il lui dit : "Serviteur de Dieu Vladimir – tu es bien Vladimir, n'est-ce pas – Tu me demandes un nouveau sermon, et je le sais bien, tu n'es pas le seul : nous en parlions hier soir avec Nicolas Alexandrovitch. Mais un nouveau sermon pour quoi faire : voila quatre mois que je viens vers vous et que je ne vous ai pas vu mettre en pratique ce que je vous ai dit et qui, selon vos dires, a touché votre coeur. Aussi, sans doute, faut-il répéter encore..."
Et, partant de la leçon du jour dans l'Evangile, il revint à son sermon des trois fois précédentes.
Je ne sais s'il fut écouté attentivement, mais tous purent voir, sur les joues du prêtre, des larmes couler tandis qu'il prononçait les mots du sermon.
 
 
Albocicade
Avril 2017
 
 
Illustration: "Церковь в Плёсе"
Une église à Ples
(oblast d'Ivanovo, Russie)
par Isaac Levitan 1888
 
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
E
Bonjour Albociade; je découvre récemment votre "petit jardin" et je m'y promène avec délectation et légèreté. Et je ne sais pas exactement pourquoi... J'y apprécie je crois la forme et l'ambiance générale, et il y a des tas de petits parfums qui s'harmonisent bien... Comment j'y suis arrivé... Je ne sais plus, je devais chercher quelque chose en rapport avec l'orthodoxie, qui m'appelle alors que je ne réponds pas (à moins que ce ne soit l'inverse...) Bref.<br /> Très beau petit récit... Par ailleurs ça m'a tout de suite fait penser à des personnages bien réels... Ce prêtre, Jean, m'a furieusement fait penser à Saint Jean de Cronstadt.... Pour m'apercevoir que c'est le "dernier tsar", dont le nom est quand même très proche du marguillier, qui avait demandé au saint Synode une journée de prière en sa mémoire...<br /> En tous cas merci.
Répondre
A
Bonsoir Erik, merci pour votre petit mot. De fait, pour un certain nombre des "personnages" de ce petit récit je me suis inspiré de personnes que j'ai connu, rencontré, écouté... Par contre, je dois avouer que je n'avais absolument pas pensé à St Jean de Krondstadt ou au saint tsar martyr Nicolas II (qui est effectivement "Nicolas Aleksandrovitch"...) . Je ne peux, bien évidemment, révéler ici les noms des personnes qui m'ont inspirés, dont certains sont encore vivants...
R
Beautiful !
Répondre