Nuit pascale

Publié le par Albocicade

Durant la liturgie pascale, à un moment donné, je me suis retrouvé seul dans le sanctuaire. Est-on jamais seul dans une église ? Devant moi – en fresques – divers saints entourent le Christ en gloire. Parmi eux, un syrien : St Jean de Damas. Une sorte de tristesse, d'angoisse m'étreint : tandis que nous, ici, célébrons dans la sécurité d'un pays en paix la résurrection du Sauveur ; là bas, c'est dans la crainte, la persécution, la souffrance qu'ils prient...
Ma prière tente de monter pour eux, désemparée, chaotique...
St Jean Damascène me regarde, je le regarde et vois le texte qu'il tient à la main :
"Il règne, le Seigneur notre Dieu !"
Il a écrit ça, lui qui vivait sous la domination de l'islam, qui fut condamné à avoir la main tranchée suite à une dénonciation calomnieuse....
J'en suis à méditer en silence sur cela lorsque j'entend, comme venant du choeur une voix, une voix seule, pas tout à fait hésitante, mais presque trop discrète, qui chante :
Al-Massih Qam Minbaïnilamouat
Oua Ouati Almaout Bilmaout
Oua Ouahab Alhaïat
Liladina Fil Qoubour !
 Trois fois. Le tropaire de la résurrection en arabe*...
 
Alors, j'ai repensé à ces "chrétiens d'Orient" qui vivent sous la menace, mais ma prière était plus confiante...**
 
* * *
 
Après la liturgie, alors que nous partagions des mets aussi festifs que caloriques, j'échangeai quelques mots avec notre "chantre solitaire improvisé". Entre autres, nous avons parlé de ces "martyrs de l'islam" qui se font une gloire d'entraîner avec eux le plus de victimes possibles dans la mort... ce qui est très différent du sens du "martyr" chrétien.
Mon interlocuteur me fit alors remarquer qu'en arabe, c'est pourtant bien le même mot, shaïd (شهيد ) qui est employé.
Et il est vrai que cette confusion des termes n'est pas d'aujourd'hui, ainsi qu'en témoigne ce passage du "Risalat Al-Kindi", un échange de lettres, qui date grosso-modo de l'époque d'Abu Qurrah, entre le musulman Al-Hashimi et le chrétien Al-Kindi que je cite dans la traduction du pasteur Georges TARTAR***.
Ce passage est tiré de la réponse que fait Al-Kindi à son ami Al-Hashimi :
 
"Je t'invite donc - plaise à Dieu de te faire honneur ! - à examiner ce problème d'une manière équitable, avec conviction et jusqu'au fond, et à procéder à cet examen avec notre raison, la sincérité de notre conscience et en renonçant à toute passion.
Lequel mérite réellement le titre de "martyr" et dont on peut déclarer qu'il est mort dans la voie de Dieu ?
Celui qui s'est offert en sacrifice pour sa religion, parce qu'on lui avait ordonné d'adorer la lune et le soleil, ou les autres idoles d'or, d'argent ou de bois fabriquées par les hommes, de les prendre pour des divinités en dehors de Dieu, d'abandonner l'adoration de Dieu, de son "Verbe" et de son "Esprit", qui a repoussé cet ordre et refusé de s'y soumettre, préférant sacrifier son âme et son sang, sa vie et ses biens, sa famille et ses enfants ?
Ou bien celui qui est parti pour piller et voler, dépouiller les gens et prendre captifs les enfants, violer les femmes - ce qui est illicite - opérer des incursions, qualifiant cela de "guerre sainte" dans la voie de Dieu et déclarant : "Celui qui tue ou qui est tué va au paradis" ?
Sois donc équitable, mon cher !
Voilà deux hommes devant toi, et entre lesquels il faut te prononcer. Quelle sera ta sentence, si tu veux respecter la vérité, rechercher la justice et l'équité ? Voilà un voleur qui s'est introduit dans une maison pour voler. Un mur s'écroule sur lui, ou il tombe dans un puits, ou le propriétaire le surprend et lui donne un coup qui lui fait perdre la vie. Imposerais-tu le versement d'une indemnité a ce voleur? Je ne puis croire, ô juge! que tu le ferais. Comment donc accorderais-tu le paradis à celui qui se jette sur des gens paisibles et tranquilles dans leurs demeures, qu'il ne connaît pas et qui ne le connaissent pas, pour les voler et les piller, les tuer et violer leurs femmes ?
Puis au lieu d'en rester là, si tu le faisais, au lieu de le regretter pour revenir à Dieu déplorant ta faute, demandant pardon et te repentant de ce que tu as fait, au lieu de cela tu ajoutes : "Celui qui tue ou qui meurt va au paradis", et tu le qualifies de "martyr" dans la voie de Dieu. Or si ta sentence est telle, celle de Satan, ennemi d'Adam et de sa postérité, serait moins grave que la tienne. Je suis convaincu, cependant, que ta raison t'empêchera de prononcer une sentence pareille et ne te le permettra pas."
 
Notes
* Pour une transcription plus académique de ce tropaire, je vous invite à aller sur cette page que j'ai récemment créée sur wikipedia ; et pour ceux qui veulent le réentendre... je ne me lasse pas de cet époustouflant "flash-mob"
** Dans ce genre de situation, je repense toujours à la devise bénédictine "ora et labora", "prie et travaille"... pas seulement "prie", ni seulement "travaille". L'un et l'autre sont comme les deux ailes d'un oiseau...Et nos actions (pétitions, articles, appel à une mobilisation internationale en faveur des "chrétiens d'Orient"...) ne sont pas non plus inutiles (ou alors, essayez d'imaginer un oiseau qui essaie de s'envoler avec une seule aile...)
*** Pasteur Georges TARTAR : Dialogue islamo-chrétien sous le calife Al-Mamûn : les épitres d'Al-Hashimi et d'Al-Kindi, 1985
 
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