Petite méditation du jeudi saint.

Je lis, dans les "Promenades dans Rome" de Stendhal, ce passage :
"M. l'abbé del Greco arrive de Mayorque; il nous contait ce soir que, le jeudi saint de chaque année, on suspend au coin de la rue, près de l'église principale de chaque ville ou bourg, un mannequin de parchemin rempli de paille. Ce mannequin, de grandeur naturelle, représente Judas.
Le jeudi saint, les prêtres, dans les églises, ne manquent pas de prêcher contre ce traître qui vendit le Sauveur, et, au sortir du sermon, chacun, homme ou enfant, donne un coup de poignard à l'infâme Judas en l'accablant d'imprécations. Leur colère est si vive, qu'ils en ont les larmes aux yeux. Le lendemain, vendredi, on décroche Judas, on le traîne dans la boue jusque devant l'église; le prêtre explique aux fidèles que Judas fut un traître, un franc-maçon, un libéral ; le sermon finit au milieu des sanglots de l'assistance, et là, sur cette figure souillée de fange, le peuple jure haine éternelle aux traîtres, aux francs-maçons et aux libéraux; après quoi Judas est jeté dans un grand feu."
Bien sûr… et pourtant il y a quelque chose qui ne va pas.
J'ouvre "Chrysostome", à la "Première homélie sur la trahison de Judas", et je lis.
"Aujourd'hui, mes frères, Notre-Seigneur Jésus-Christ a été trahi : c'est, en effet, le soir de ce jour que les Juifs le prirent et s'en allèrent. Mais ne vous attristez pas en apprenant que Jésus a été trahi; car ce qui doit vous rendre tristes et vous faire pleurer amèrement, c'est le traître Judas mais non Jésus, sa victime. En effet, celui qui a été trahi a sauvé le monde, le traître a perdu son âme; celui qui a été trahi est assis à la droite du Père dans les cieux, le traître est maintenant dans l'enfer, en proie à des tourments sans fin. Oh ! c'est lui qu'il faut pleurer et plaindre, c'est sur lui qu'il faut verser des larmes, comme Notre-Seigneur lui-même en a versé. Car il nous apprend qu'à sa vue il fut troublé et il dit : un de vous me trahira.
Oh ! qu'elle est grande la compassion de ce bon Maître ! celui qui est livré pleure sur le traître. Oui, à sa vue il fut troublé et il dit : un de vous me trahira.
Pourquoi fut-il triste : c'était tout à la fois pour nous montrer son amour et nous apprendre à pleurer toujours, non sur celui qui supporte le mal, mais sur celui qui le fait : car c'est là le plus grand malheur. Il n'y a même pas de malheur à souffrir le mal qu'on nous fait ; mais faire souffrir, voilà le grand, l'unique malheur. En effet, endurer les maux procure le royaume des cieux, tandis que les faire endurer, c'est se préparer l'enfer et ses supplices, car il est écrit : Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, parce que le royaume des cieux leur appartient. (Matth. V,10.)
Voyez-vous comment la souffrance et l'acceptation des maux obtiennent en retour la récompense du royaume des cieux ? Apprenez maintenant comment le châtiment et le supplice sont la conséquence inévitable des mauvaises actions. Après avoir dit des Juifs : Ils ont tué le Seigneur, ils ont persécuté ses prophètes (I Thessal. II, 15;), saint Paul ajoute : leur fin sera conforme à leurs oeuvres. (II Cor. XI, 15.) Remarquez-vous que ceux qui souffrent persécution reçoivent le royaume des cieux, tandis que les persécuteurs 'ne recueillent que la colère céleste ?
Et ce n'est pas sans motif que je me suis exprimé de la sorte, car je veux que nous ne nous irritions pas contre nos ennemis, mais qu'au contraire nous ayons pitié d'eux, pleurant et gémissant sur leur sort; puisque ce sont eux qui endurent le véritable mal par les châtiments qu'ils se préparent. Si nous disposons nos âmes par de telles réflexions, nous pourrons prier pour eux.
Voilà en effet le quatrième jour que je vous exhorte à prier pour vos ennemis, afin que mes avis aussi fréquemment répétés se gravent plus profondément en vous. Si dans mes discours j'insiste autant, c'est pour détruire l'enflure de la colère et en calmer l'ardeur, afin qu'en venant prier vous n'en conserviez plus rien. Le Christ nous a pressés à cet égard, non-seulement en faveur de nos ennemis, mais surtout dans notre intérêt, à nous qui leur pardonnons, car nous recevons plus que nous ne donnons quand nous faisons à notre ennemi le sacrifice de notre ressentiment. Et comment cela, direz-vous ? C'est qu'en pardonnant à votre ennemi, vous obtenez la rémission de vos fautes envers Dieu, fautes par elles-mêmes irréparables et irrémissibles, tandis que celles de votre ennemi sont pardonnables et faciles à expier.
Ecoutez Héli disant à ses fils: Si un homme péché contre un homme, on priera pour lui, mais s'il pèche contre Dieu, qui priera pour lui? (I Rois, II, 15.) En sorte que sa blessure ne saurait être facilement guérie par la prière : ce que la prière seule ne pourrait faire, le pardon des fautes du prochain l'opère. C'est pourquoi Notre-Seigneur a comparé les péchés contre Dieu à dix mille talents, et à cent deniers seulement les fautes contre le prochain. (Matth. XVIII, 23 et suiv.) Remettez donc cent deniers, afin qu'on vous remette à vous-même dix mille talents."
Ouf ! C'est exigeant, et je ne suis pas sûr d'y arriver un jour.
Pourtant, c'est cela qui est juste, et non pas d'exciter la colère contre l'autre, ou de flatter les passions…
Seigneur, aie pitié de tous, car tous nous sommes en péril…