En clandestinité
C'était il y a des années, ou peut-être seulement quelques jours, je ne sais plus.
En tout cas, c'était en 1942, au tout début de Mai.
Il était pas loin de minuit lorsqu'un message m'est parvenu : il me fallait prendre en charge, le lendemain matin, deux jeunes enfants à tel endroit pour les mener à un autre lieu de rendez-vous, à une trentaine de kilomètres.
Le lendemain, donc, m'étant mis sur mon trente-et-un, je me rends au lieu prévu.
Il sont là, ou plutôt, "elles". Deux jeunes voyageuses d'une douzaine d'années, avec leurs valises. Mot de passe. Elles sont surprises… sans doute s'attendait-elles à être contacté par quelqu'individu louche, avec une vrai tête d'espion… Mais comme je leur explique, une fois installés dans le véhicule, la clandestinité, c'est avant tout ne se distinguer en rien des autres.
Je conduis tranquillement, gardant toutefois l'œil au rétroviseur.
Profitant du temps que nous avons devant nous, je les fait parler. L'une prétend s'appeler Lucienne, l'autre Agnès. Je me doute bien que c'est certainement faux (après tout, je ne m'appelle pas non plus Joseph, et c'est pourtant sous ce nom là qu'elle me connaîtront) , mais il faut impérativement qu'elles s'y habituent… là où je les mène, elles seront prises en charge par d'autres passeurs qui leur fourniront des papiers d'identités avec ces états-civils.
- Et vous allez où ?
L'une chez sa grand-mère, l'autre chez sa tante… à cause des difficultés d'approvisionnement en ville.
Les réponses sonnent juste, naturelles.
- Elle s'appelle comment, cette grand-mère ?
Grand blanc… Elle ne sait pas, n'a pas prévu cette question et commence à paniquer.
Je les rassure… mais il leur faut améliorer leur histoire, au moins pour les questions de base. D'autant que la grand-mère, la vraie, s'appelle Sarah… genre de prénom à éviter pour le moment.
Au second village que nous traversons, je me gare. Et le véhicule qui semblait nous suivre obstinément depuis dix minutes nous dépasse sans sourciller. Fausse alerte.
Mes passagères, surprises de la manœuvre, me regardent affolées. Je leur souris et tout va mieux.
- Et au fait, vous êtes de quelle religion ? La réponse arrive, presque convaincante : "catholiques".
- Alors, vous connaissez vos prières ? Toi, par exemple, tu connais quoi ?
- Heu… le "notre père"...
La voix a perdu de son assurance.
- Je t'écoute.
- Ben… "au nom du père et puis du fils et puis du saint esprit", voila.
L'autre fille la regarde, un peu amusée. Pour moi, la question est sérieuse.
- Tu sais, si tu dis être catholique, il faut que tu connaisses au moins le "Notre Père" : cela peut te sauver la vie en cas de contrôle par les allemands, eux ils connaissent.
Le reste du trajet fut donc consacré à lui faire apprendre par cœur la prière, jusqu'à ce que je puisse les déposer, avec leurs valises, près du lieu de rendez-vous suivant.
Plus tard, dans la journée, je les vois sortir de l'Hôtel de ville, avec d'autres enfants : manifestement, leurs faux papiers sont maintenant munis des indispensables et authentiques tampons.
Ainsi, comme sa sœur il y a quelques années (ici, puis ici et enfin ici), la Jeune Cigale s'est lancée sur les traces des enfants qui ont pu échapper (ou non) à la déferlante de haine qui a submergé l'Europe, il y a quelques décennies.
Une première étape qui l'a menée jusqu'en Hollande, à Amsterdam (musée Anne Frank) et Haarlem (Musée Ten Boom).
A propos des Ten Boom, j'exprimais, il y a quatre ans, le souhait que le livre "Dieu en enfer" soit un jour réédité. C'est maintenant chose faite !
Il peut même être commandé directement à Atout-Jeunes, l'association qui gère ces projets.