L'homme et la machine

Publié le par Albocicade

 
 
Dans le livre Le Royaume intérieur de Mgr Kallistos Ware, évêque de Diokléia, je suis tombé sur cette phrase : :
Vivant dans une société toujours plus froide et marquée par la solitude, il est de notre vocation de chrétien de réaffirmer le sens de la communion personnelle. Nous devons résister au règne de la machine.
 
Résister au règne de la machine… Qu'est-ce à dire ?
 
Une antithèse antique
Dans un midrash médiéval, on trouve une description étonnante du chantier de la Tour de Babel :
La tour comportait des escaliers à l'Est et à l'Ouest. Ceux qui apportaient les briques montaient par l'escalier Est, ceux qui redescendaient empruntaient l'escalier Ouest. Si quelqu'un tombait et mourait, on ne lui prêtait aucune attention, mais si une brique tombait, alors on s'asseyait et pleurait en disant "Malheur ! quand donc une autre viendra la remplacer ?"
Pirqe de-Rabbi Eliezer : chap 24
Lorsque la Chose est plus importante que la Personne.
 
En contrepoint, ce texte de Suétone est, en quelques lignes, une des plus belles pages de l'antiquité classique :
Un mécanicien promettait de transporter à peu de frais au Capitole des colonnes immenses. Vespasien lui offrit une forte somme pour son devis; mais il ne le mit pas à exécution: "Permettez-moi, lui dit-il, de nourrir le pauvre peuple."
(Suetone :"Vie des 12 César" : Vespasien 18)
Discerner dans l'amélioration des conditions de travail le spectre du chômage et de la misère, et oser refuser ce "progrès" !
 
Et aujourd'hui ?
La machine gagne du terrain. Je ne prendrai qu'un exemple, celui de la parole confisquée.
Un écouteur rivé à l'oreille, un micro devant la bouche, ils sont des milliers sous des ciels de béton et des soleils électriques, dans des températures artificielles qui, des heures durant, ânonnent en accomplissant des tâches. Le vocabulaire stéréotypé ne comporte pas plus de cent "mots".
Il n'y a pas d'interlocuteur : juste la machine et l'ouvrier. Et c'est la machine qui commande.
Elle parle et écoute. Dialogue surréaliste et affligeant :
Machine : "allée douze"
Ouvrier : "oké"
Machine : "trente et un"
Ouvrier (arrivé à l'emplacement 31, lit un code complémentaire, par exemple "27") : "deux sept"
Machine : "un colis"
Ouvrier (il charge 1 colis) : "un"
Machine : "cinquante deux"
Ouvrier (après s'être rendu à l'emplacement indiqué, et avoir lu le code complémentaire "48") : "quatre huit"
Machine : "vingt sept colis"…
Ainsi pendant des heures.
 
Chaque mot prononcé en dehors de ce rituel peut être entendu par ce cerbère électronique, interprété de manière fantaisiste, et devenir source d'erreur. Pour échanger une parole avec un collègue, il faut ruser, écarter le micro, tout en gardant une oreille attentive à l'écouteur, des fois que la machine entendrait malgré tout quelque chose de travers, pour annuler une commande qui n'aurait pas été donnée…
Et tout laisse à penser que ce n'est pas fini…
 

Publié dans Vie quotidienne

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