Un crucifié incongru (1\2)

Publié le par Albocicade

Sans doute connaissez-vous le fameux "graffiti d'Alexamenos", découvert à Rome, sur le Palatin en 1875 et qui représente un jeune homme – Alexamenos – en train de vénérer un crucifié à tête d'âne, avec comme légende "Alexamenos adore son dieu".
La chose a longuement été étudiée, voire débattue. Que l'on se moque d'un chrétien, la chose n'est donc pas nouvelle ; ce qui peut surprendre c'est cette tête d'âne.
 
Cependant, pour peu que l'on ait musardé en compagnie de chrétiens de l'Antiquité, on sait que les ragots n'ont pas manqué pour dépriser les disciples de la Voie[1].
 
Or nos apologètes rendent compte, parmi bien d'autres, de ce reproche de vénérer une tête d'âne.
Ainsi lit-on chez Minucius Felix, parmi les critiques que le païen Cécilius fait contre les chrétiens, ce qui suit[2] :
"Il faut anéantir cette exécrable secte dont les partisans se reconnaissent à des signes secrets, et s'aiment mutuellement presque avant de se connaître. Ils couvrent leurs débauches du nom de religion et s'appellent entre eux frères et soeurs, afin que, par l'interposition de ce nom sacré, ils fassent un inceste d'un crime ordinaire : tant un fanatisme vain et insensé les porte à se glorifier de leurs crimes ! Si tout ce qu'on leur attribue n'était pas vrai, la renommée, qui a tant de pénétration, publierait-elle sur eux des choses si abominables, qu'on ne peut en parler qu'avec retenue ? J'entends dire qu'ils adorent, par je ne sais quelle persuasion ridicule, la tête consacrée d'un âne, le plus ignoble des animaux : religion bien digne des moeurs auxquelles elle doit sa naissance ! D'autres prétendent qu'ils honorent, en la personne du prélat ou du prêtre, ce que l'homme a de plus honteux et adorent en lui ce qu'ils révèrent en leurs pères. J'ignore si tout cela est faux ; mais leurs cérémonies secrètes et nocturnes sont bien propres à faire naître des soupçons. Rapporter qu'ils représentent sur leurs autels l'image d'un homme justement puni du dernier supplice, et qu'ils adorent le bois funèbre d'une croix, c'est leur attribuer des autels dignes d'eux et leur faire adorer ce qu'ils méritent. Le récit que l'on fait de leurs initiations est aussi horrible que véridique. On présente un enfant couvert de pâte à celui qui doit être initié, afin de lui cacher le meurtre qu'il va commettre, et le novice, trompé par cette imposture, frappe l'enfant de plusieurs coups de couteau : le sang coule, les assistants le sucent avec avidité, et se partagent ensuite les membres palpitants de la victime. C'est ainsi qu'ils cimentent leur alliance ; c'est ainsi que par la complicité du même forfait ils s'engagent mutuellement au silence. Tels sont ces sacrifices plus exécrables que tous les sacrilèges. Ne savons-nous pas encore ce qui se passe à leurs festins ? Tous nos auteurs en font mention, et la harangue de l'orateur de Cirta l'atteste également. Dans un jour solennel tous se rendent au banquet avec leurs enfants, leurs femmes et leurs sœurs ; là, après un long repas, lorsque les vins dont ils se sont enivrés commencent à exciter en eux les feux de la débauche, ils attachent un chien au candélabre, et le provoquent à courir sur un morceau de viande qu'on lui jette à une certaine distance. Les flambeaux renversés s'éteignent ; alors, débarrassés d'une lumière importune, ils s'unissent au hasard, au milieu des ténèbres, par d'horribles embrassements, et deviennent tous incestueux, au moins de volonté s'ils ne le sont d'effet, puisque tout ce qui peut arriver dans l'action de chacun entre dans les désirs de tous."
 
De son côté Tertullien, dans son Apologétique[3], rapporte le même reproche fait aux chrétiens, en indiquant qu'il provient d'une accusation initialement faite aux Juifs dont on trouve la trace chez Tacite :
1. Donc, avec certain de vos auteurs, vous avez rêvé qu'une tête d'âne était notre dieu. C'est Cornélius Tacite qui est l'auteur de ce soupçon. - 2. En effet, dans le quatrième livre de ses Histoires, qui traite de la guerre des Juifs, il remonte à l'origine de cette nation et, sur l'origine même, sur le nom et la religion de ce peuple, il expose tout ce qu'il lui plaît. Puis il raconte que les Juifs, délivrés du joug de l'Egypte ou, comme il le pense, exilés de ce pays, furent tourmentés par la soif dans les déserts de l'Arabie, tout à fait dépourvus d'eau. Prenant pour guides des ânes sauvages, qui, croyaient-ils, allaient chercher à boire, au sortir du pâturage, ils auraient trouvé des sources. Par reconnaissance pour ce service, ils auraient consacré la figure d'un animal semblable. - 3. Et voilà, je pense, d'où l'on a conclu que, nous autres, étant apparentés à la religion juive, nous sommes initiés au culte de la même idole. Cependant ce même Tacite, si fertile en mensonges, rapporte encore, dans la même histoire, que Gnaeus Pompée, ayant pris Jérusalem, entra dans le temple pour surprendre les mystères de la religion juive, mais qu'il n'y trouva aucun simulacre. - 4. Et pourtant, si l'objet du culte des Juifs avait été une image quelconque, c'est dans le sanctuaire qu'ils l'auraient exposée plutôt que partout ailleurs, d'autant que leur culte, tout vain qu'il pût être, n'avait pas à craindre les témoins étrangers. En effet, il n'était permis qu'aux prêtres d'entrer dans le sanctuaire, et un voile déployé en dérobait la vue aux autres.
 
 
De fait, Tacite écrit, dans ses Histoires[4] :
III. La plupart des auteurs s'accordent à dire qu'une maladie contagieuse qui couvrait tout le corps de souillure s'étant répandue en Égypte, le roi Bocchoris en demanda le remède à l'oracle d'Hammon, et reçut pour réponse de purger son royaume et de transporter sur d'autres terres, comme maudits des dieux, tous les hommes infectés. On en fit la recherche, et cette foule misérable, jetée dans un désert, pleurait et s'abandonnait elle-même, lorsque Moïse, un des exilés, leur conseilla de ne rien espérer ni des dieux ni des hommes, qui les avaient également renoncés, mais de se fier à lui comme à un guide céleste, le premier qui jusque-là eût apporté quelque secours à leurs misères. Ils y consentirent, et, sans savoir où ils allaient, ils marchèrent au hasard. Mais rien ne les fatiguait autant que le manque d'eau. Tout près d'expirer, ils s'étaient jetés par terre et gisaient dans ces vastes plaines, lorsqu'ils virent un troupeau d'ânes sauvages, revenant de la pâture, gagner une roche ombragée d'arbres. Moïse les suit, et, à l'herbe qui croît sur le sol, il devine et ouvre de larges veines d'eau. Ce fut un soulagement ; et, après six jours d'une marche continuelle, le septième ils chassèrent les habitants de la première terre cultivée, s'y établirent et y fondèrent leur ville et leur temple. 
IV. Moïse, pour s'assurer à jamais l'empire de cette nation, lui donna des rites nouveaux et un culte opposé à celui des autres mortels. Là est profane tout ce qui chez nous est sacré, légitime tout ce que nous tenons pour abominable. L'effigie de l’animal qui leur montra la route et les sauva de la soif est consacrée dans le sanctuaire, et ils sacrifient le bélier comme pour insulter Hammon.
 
Ce dont on trouve aussi un écho au commencement du IIe siècle, chez Plutarque dans ses "Propos de Table"[5] :
"Je crois que si les Juifs avaient le porc en horreur, ils le tueraient, comme les Mages tuent les rats ; mais il leur est interdit non seulement de le manger, mais aussi de la tuer. Peut-être que de même qu'ils honorent l'âne parce que dans un temps de sécheresse cet animal leur découvrit une source d'eau, par une raison semblable, ils révèrent le porc, qui a montré la manière de labourer et de semer la terre."
 
Peut-on remonter plus haut ?
Sans doute, oui, puisque Flavius Josèphe mentionne déjà la chose tout en en attribuant la paternité à Apion le grammairien, lequel avait par ailleurs dirigé la délégation grecque opposée à celle de Philon d'Alexandrie auprès de l'empereur Caligula après les émeutes anti-juives qui avaient éclaté à Alexandrie en 38-40.
 
C'est donc dans son Contre Apion[6] que Flavius Josèphe mentionne cela :
79 J'admire aussi les écrivains qui lui ont fourni une telle matière, je parle de Posidonios et d'Apollonios Molon, qui nous font un crime de n'adorer pas les mêmes dieux que les autres peuples. D'autre part, quand ils mentent également et inventent des calomnies absurdes contre notre temple, ils ne se croient pas impies, alors que rien n'est plus honteux pour des hommes libres que de mentir de quelque façon que ce soit, et surtout au sujet d'un temple célèbre dans l'univers entier et puissant par une si grande sainteté. 80 Ce sanctuaire, Apion a osé dire que les Juifs y avaient placé une tête d'âne, qu'ils l'adoraient et la jugeaient digne d'un si grand culte; il affirme que le fait fut dévoilé lors du pillage du temple par Antiochos Épiphane et qu'on découvrit cette tête d'âne faite d'or, et d'un prix considérable. - 81 A cela donc je réponds d'abord qu'en sa qualité d'Égyptien, même si chose pareille avait existé chez nous, Apion n'eût point dû nous le reprocher, car l'âne n'est pas plus vil que les furets, les boucs et les autres animaux qui ont chez eux rang de dieux. 82 Ensuite comment n'a-t-il pas compris que les faits le convainquent d'un incroyable mensonge ? En effet, nous avons toujours les mêmes lois, auxquelles nous sommes éternellement fidèles. Et, quand des malheurs divers ont fondu sur notre cité comme sur d'autres, quand [Antiochos] le Pieux, Pompée le Grand, Licinius Crassus et, en dernier lieu, Titus César triomphant de nous ont occupé le temple, ils n'y trouvèrent rien de semblable, mais un culte très pur au sujet duquel nous n'avons rien à cacher à des étrangers.
83 Mais qu'Antiochos (Épiphane) mit à sac le temple contre toute justice, qu'il y vint par besoin d'argent sans être ennemi déclaré, qu'il nous attaqua, nous ses alliés et ses amis, et qu'il ne trouva dans le temple rien de ridicule, 84 voilà ce que beaucoup d'historiens dignes de foi attestent également, Polybe de Mégalopolis, Strabon de Cappadoce, Nicolas de Damas, Timagène, les chronographes Castor et Apollodore ; tous disent que, à court de ressources, Antiochos viola les traités et pilla le temple des Juifs plein d'or et d'argent. 85 Voilà les témoignages qu'aurait dû considérer Apion s'il n'avait eu plutôt lui-même le coeur de l'âne et l'impudence du chien, qu'on a coutume d'adorer chez eux. Car son mensonge n'a pas même pu s'appuyer sur quelque raisonnement d'analogie. 86 En effet, les ânes, chez nous, n'obtiennent ni honneur ni puissance, comme chez les Égyptiens les crocodiles et les vipères, puisque ceux qui sont mordus par des vipères ou dévorés par des crocodiles passent à leurs yeux pour bienheureux et dignes de la divinité. 87 Mais les ânes sont chez nous, comme chez les autres gens sensés, employés à porter les fardeaux dont on les charge, et s'ils approchent des aires pour manger ou s'ils ne remplissent pas leur tâche, ils reçoivent force coups ; car ils servent aux travaux et à l'agriculture. 88 Ou bien donc Apion fut le plus maladroit des hommes à imaginer ses mensonges, ou, parti d'un fait, il n'a pas su en conclure justement, car aucune calomnie à notre adresse ne peut réussir.
 
Terminons cette déambulation par un texte plus tardif où il n'est plus question des juifs ou des chrétiens, mais des gnostiques.
En effet, Saint Epiphane, dans son Panarion[7] nous apprend que :
"Certains gnostiques disent que Sabaoth a une face d'âne tandis que d'autres disent qu'il a une face de porc. C'est, disent-ils, la raison pour laquelle il leur a interdit de manger du porc."
 
Curieusement comme dans le propos rapporté par Plutarque, et sans que l'on puisse définir de rapport entre les deux textes, en plus de l'âne comme animal "sacré" on retrouve le porc.
 
Ceci étant, jamais nul n'a pensé représenter le Christ sous la forme d'un cochon…
 
 

[1] C'est sous ce nom que les premiers chrétiens se nommaient (Cf Actes 9.2), avant de recevoir le nom de Χριστιανοί (Christianoi) qui signifie littéralement "Ceux qui appartiennent au Christ" ou les "partisans du Christ". Notons au passage que ce même terme de "Christ" pour rendre l'hébreu Mashiah (celui qui a reçu l'onction) avait quelque chose d'incompréhensible dans le monde grec dans la mesure où il n'y comportait pas naturellement le poids religieux qu'il avait en hébreu. Qui pouvait donc bien être ce "graissé" dont ces gens bizarres parlaient à tout bout de champs ?
[2] Minucius Felix : Octavius § 9.
[3] Tertullien : Apologétique 16.1-4
[4] Tacite : Histoires V.3-4
[5] Plutarque : Symposiaques, Livre IV, question 5
[6] Flavius Josèphe : Contre Apion II.VII (= II.79-88). Notons que plus loin (Contre Apion II.IX) Josèphe mentionne le fait qu'Apion affirme que la "tête d'âne en or" aurait été dérobée par un certain Zabidos… avant le sac du Temple par Antiochos.
[7] Épiphane de Salamine : Panarion, Hérésie XXVI § 10.6.
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Publié dans Cigale patristique

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