Enfin en français !

Publié le par Albocicade

 

Il y a des livres que l'on espère sans oser les attendre.
Ainsi, depuis quelques années – et après plusieurs décennies plutôt creuses – les études et publications sur les écrits chrétiens chinois de la période Tang ont repris à un rythme soutenu un peu partout ailleurs dans le monde.
 
Rappelons, en peu de mots, ce que sont ces chrétiens et leurs écrits.
Au début du VII° siècle un certain Artaban[1] le persan présente à la cour de l'empereur chinois Tang Taizong des textes de sa religion, textes qui sont considérés conformes au bien, de sorte que la religion d'Artaban est autorisée en Chine, tant pour des étrangers que pour des chinois.
Or, Artaban est chrétien, membre de l'Eglise Syro-orientale[2] qui va ainsi exister et se développer officiellement en Chine de 635 à 845.
Mais deux siècles plus tard l'empereur Tang Wuzong ayant publié en 843 un édit contre les Manichéens, suivi d'un autre en 845, visant initialement spécifiquement les Bouddhistes avec leurs immenses monastères mais élargi à toutes les religions étrangères, sonna l'arrêt du christianisme en Chine à cette époque, de sorte que lorsque les Mission Jésuites retournèrent dans l'Empire du Milieu à la fin du XVI° siècle, nul n'en gardait souvenir.
Pourtant du christianisme de cette période plusieurs documents nous sont parvenus.
Tout d'abord une grande stèle de calcaire noir, gravée d'un long texte en chinois, agrémentée sur les périphéries d'inscriptions en syriaque, fut sortie de terre vers 1625 à Xi'an (anciennement Chang'an) qui fut la capitale de l'empire Tang. Cette découverte, dont l'authenticité – parfois violemment contestée – a été scrupuleusement établie, a copieusement été commentée dès l'époque, et son texte a été traduit de nombreuses fois.
La découverte en 1908, dans une "bibliothèque" murée au tout début du XI° siècle (la "grotte 17") à Dunhuang d'un autre écrit manifestement chrétien (parmi des milliers de documents bouddhistes) relança la recherche, et dans les années qui suivirent d'autres documents de même provenance furent alors édités : ce sont les fameux "documents chrétiens de Dunhuang". Enfin, en 2006, une inscription sur un pilier funéraire daté de 814, portant un texte identique à celui d'un des documents de Dunhuang vint compléter cette "liste" de documents.
 
Mais, tandis qu'un peu partout dans le monde, des études et traductions sont publiées sur ces documents témoins d'une aventure de foi quasiment oubliée, la France (qui avait fortement contribué à faire progresser la recherche à partir de la stèle de Xi'an, seul monument connu à l'époque durant presque quatre siècles) restait en retrait.
Voici donc enfin cette lacune comblée grâce au travail aussi méticuleux qu'acharné d'A. Balmont qui vient de publier au Cerf le résultat de sa thèse :
Le christianisme chinois du haut Moyen-Âge
Recherche historique, philologique et théologique
sur les textes chrétiens chinois du VII° au X° siècle.
Un gros pavé qui ne laisse rien dans l'ombre : après avoir rappelé que le contexte historique de ces écrits, avec la question de leur “manière d’être chrétiens” du fait de leur recours massif aux termes théologiques des traditions religieuses bouddhiques, taoïques et confucéennes nécessite un travail particulier (qu’il entreprend dans une deuxième partie), l’auteur documente, dans sa première partie, l’histoire des "doctrines étrangères" récemment arrivées de Perse à l'époque (à savoir, le christianisme syriaque, le manichéisme et le mazdéisme), d’abord dans leurs arrière-plans originels puis en ce qui concerne leur diffusion dans l’Asie centrale, leur implantation en Chine (dont les frontières, d’ailleurs, furent assez mouvantes) et finalement leur déclin brutal.
Notons que cette diffusion en Asie centrale, du christianisme syriaque par des Perses, des Bactriens ou des Sogdiens (attestée par exemple par les fouilles de Turfan) laissa des traces dans les documents chrétiens chinois de la période Tang qui nous sont parvenus.
 
Il poursuit en présentant les documents qu’il va étudier, justifiant ses choix (par exemple pourquoi, alors qu’il rejette les manuscrits Kojima A et B comme inauthentiques, il conserve les manuscrits Takakusu et Tomioka, parfois contestés), indiquant les datations certaines ou probables (voire, seulement possibles).
Un élément essentiellement nouveau, par rapport aux travaux de ses devanciers, consiste pour l’auteur à considérer que l’on se trouve face à des écrits provenant non pas d’une seule source, le christianisme officiellement autorisé – nommé 景教 "Jǐng‑jiào" "Doctrine de Lumière" – mais de deux sources indépendantes : les documents expressément identifiés comme "Jingjiao" dans leur titre d'une part, et ceux qui ne s'y réfèrent pas et dont le vocabulaire et parfois la manière d'aborder la doctrine chrétienne diffèrent notablement des premiers.
 
Dans la deuxième partie de son livre l'auteur analyse en trois chapitres (Dieu Trinité ; le drame de la condition humaine ; le salut) le type de théologie exprimée dans ces textes. La difficulté est, bien sûr, accrue du fait que ces textes chrétiens écrits en chinois empruntent non seulement des termes et concepts aux vocabulaires bouddhique, taoïste et confucianiste, mais incluent aussi des termes syriaques ou sogdiens parfois difficilement reconnaissables dans leur transcription chinoise.
Cette copieuse analyse permet à l'auteur de caractériser les textes en deux groupes bien distincts – les cinq textes du christianisme officiel "Jingjiao" et les deux autres – mais aussi chaque texte dans ses spécificités.
Peut-être, dans son désir d'établir l'authenticité des deux textes "non Jingjiao", et par conséquent de renforcer sa thèse de "deux communautés chrétiennes distinctes à l'origine des documents qui nous sont parvenus" l'auteur insiste-t-il beaucoup sur les deux écrits "atypiques", à savoir le "Discours du Dieu-un" et le "Classique du Messie"[3]. Cependant cette mise en perspective permet aussi de bien caractériser chaque texte.
En conclusion de la deuxième partie, l'auteur relève que, quoique l'emploi de termes ou de concepts appartenant au monde religieux chinois classique (taoïsme, confucianisme mais aussi bouddhisme) puisse dérouter, "les textes du corpus formulent rarement des croyances qui ne sont pas déjà attestées dans la tradition biblique ou patristique chrétienne. Il paraîtrait raisonnable de penser que le choix de leurs termes théologiques chinois fut guidé par les opinions qu’ils portaient, qui se nourrissaient des Écritures qu’ils recevaient comme saintes et qui s’abreuvaient à la lecture confessante de leurs pères dans la foi.
Une interprétation des textes du corpus qui méconnaîtrait la richesse plurielle du christianisme antique, ou qui, au contraire, ignorerait la signification des termes religieux chinois en   contexte non-chrétien, serait évidemment incomplète.
L’opposition méthodologique de ces deux univers de pensée et de croyances ne rendrait pas non plus compte du projet de leurs auteurs, qui fut vraisemblablement d’exprimer la foi chrétienne pour la transmettre, chacun selon sa sensibilité."
 
Toute la troisième partie est consacrée aux textes eux-mêmes présentant en colonne parallèles le texte chinois (ou, pour la Stèle de Xian, aussi les parties en écriture syriaque) d'une part et la "traduction de travail" en français d'autre part.
L'appareil de note, à quatre niveaux et fort abondant, s'adresse en premier lieu aux sinologues et autres spécialistes de ces écrits. Toutefois, nul doute que le lecteur intéressé – même s'il ne maîtrise pas le chinois – y trouvera une foule de détails et précisions qui lui permettront d'entrer un peu plus au cœur de ces textes parfois fort "exotiques" pour des lecteurs occidentaux.
 
Il s'agissait, pour A. Balmont, de rendre ces textes chrétiens rédigés il a plus de mille ans, par des chrétiens d'une culture qui ne nous est pas familière, dans un monde qui nous est moins familier encore, accessibles au lecteur francophone. Le challenge était ambitieux, a-t-il été tenu ?
A mon sens, oui, en grande partie. L'apport le plus significatif me semble être d'avoir établi que tous ces textes n'émanent pas d'une même et unique source, et qu'il ne convient donc pas de les étudier comme un ensemble cohérent. A partir de là, on peut lire les textes dans leur contexte : les écrits "Jingjiao" dans le cadre de l'église syro-orientale (le patriarche Timothée I de Bagdad étant contemporain de l'érection de la stèle de Xi'an), les deux écrits "atypiques" dans un cadre qu'il conviendra de déterminer et d'affiner peu à peu.
 
Bien sûr, il reste une masse énorme de travail sur une foule de détails avant de pouvoir lire ces écrits tels qu'ils étaient dans la pensée de leurs auteurs.
Je ne prendrais qu'un exemple.
Ainsi, dans "l'Hymne aux Trois Majestés" (= Hymne à la Trinité"[4]) on rencontre p 386-387 les images de la "barque" et de la "douce rosée"
 
"Grand maître, que cette prière que la foule vous adresse,
fasse tomber un radeau qui nous évite le feu en nous portant sur le fleuve.

Tous les yeux se tournent pour vous regarder sans se déporter un instant.
À nouveau, faites descendre la rosée sucrée sur ce qui brûle et se dessèche."
 
Si pour l'auditeur chinois cette "barque" (ou ce "radeau") évoque immédiatement la métaphore courante en contexte bouddhique du Bouddha secourant les égarés en les faisant monter dans le « précieux radeau » de sa compassion, pour les aider à traverser « l’océan de la vie et de la mort » et atteindre la rive de l’éveil, l'auditeur chrétien – et à fortiori le rédacteur chrétien – aura en vue la barque du Salut, que ce soit l'Arche de Noé, ou l'Eglise dont elle est devenue la métaphore.
De même, si dans un premier temps la "rosée sucrée" (ou "douce rosée") évoquera pour l'auditeur chinois un thème courant de l’imagerie taoïque désignant la boisson des immortels, il sera peu à peu nécessairement amené à y voir le thème biblique fort connu à l'époque de la "fraiche rosée qui protégea les trois jeunes gens[5] dans la fournaise" où les avait fait jeter le roi de Babylone Nabuchodonosor II.
Ainsi, cette "superposition" des contextes – que ce soit pour le vocabulaire, les concepts ou les métaphores – doit être élucidée au cas par cas pour ne pas passer à côté de la signification de ces écrits.
 
Un dernier mot de vocabulaire : en nommant "Classiques" (Classique du Messie", Classique des vénérables"…) des textes que l'on serait tenté de qualifier de "Livre", A. Balmont ne fait que se conformer à l'usage dans les études chinoises pour le terme Jīng[6] qui désigne les ouvrages officiels, "canoniques". Pour autant, sa traduction étant – comme il le dit lui-même – une "traduction de travail", nul doute qu'elle soit appelée à évoluer pour des publications ultérieures.
 
Bref, avec ce volume, A. Balmont offre au public francophone la possibilité de découvrir de manière sérieuse ces écrits, fragments d'une période de l'Histoire chrétienne, trop peu connus, et gageons que si d’autres chercheurs pouvaient s'attaquer davantage à ces textes pour qu’on puisse collectivement mieux les comprendre, il n'en prendrait pas ombrage…
 
Et des notes, bien sûr...
[1] Rendre le nom en chinois 阿羅本 Ā‑luó‑běn par Artaban est une possibilité parmi d'autres hypothèses, pas la moins probable il est vrai.
[2] Eglise syro-orientale, ou Eglise de l'Orient : Eglise qui s'est développée en Perse, hors de l'Empire romain, et qui n'a pas ratifié le concile d'Ephèse, de sorte qu'elle a reçu le nom de "nestorienne", alors même que Nestorius ne fut ni son fondateur, ni un de ses théologiens majeurs. L'usage aujourd'hui est d'abandonner cette appellation injustifiée et trop souvent dépréciative.
[3] Respectivement 一神 Yī shén lùn et  序聽 迷詩所 Xùtīng míshīsuǒ jīng.
[4] Titre complet : "Hymne aux Trois Majestés pour recevoir le salut, de la Doctrine de lumière" : 景教三威蒙度讚, Jǐngjiào Sānwēi Méngdù Zàn ),
[5] Voir Daniel 3.49 qui précède immédiatement le "Cantique des trois jeunes gens" (Hanania, Azaria  et Mishaël) que l'on trouve au Livre de Daniel, 3:52-90 aussi bien dans la Septante grecque que dans la Pshitta syriaque. Les "trois jeunes gens" sont d'ailleurs nommément cités dans un autre document "Jingjiao", le "Classique des Vénérables" (Zūn jīng ; 尊經) copié sur le même manuscrit.
[6] Terme que l'on romanisait en "King", comme dans le Tao Te King / Dào Dé Jīng 道德經, le "Livre de la Voie et de la Vertu".
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