Comme disait Salomon...
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Lire un verset des Ecritures au matin, avant de se rendre à l’ouvrage est – nul ne le niera – une saine pratique et diverses "applications" proposent gratis pro deo de vous en faire parvenir sur votre téléphone portable chaque aurore que Dieu fait.
Mais il existe d'autre manières, plus aléatoires sans doute, de se faire surprendre par la Sainte Ecriture au réveil.
L'autre matin, paressant un instant entre mes draps, je visionnais des fragments de vidéos, au hasard, et mon attention fut retenue par un visage connu : Jean Gabin.
Supputant quelques secondes d'un dialogue d'Audiard, je cliquai sur la vidéo pour entendre cet échange :
- Tu prends aussi[1] le chien ?
- Oh mais vous n'y êtes pas du tout monsieur ; je l'emmène pas au lit, je l'emmène à la campagne, au soleil, aux fleurs de printemps, toutes choses que vous voyez tous les jours et dont vous n'avez jamais admiré la beauté : Stultorum infinitus est numerus. "Le nombre de cons est infini", comme disait Salomon.
Moi, quand on me donne une citation en latin en l'attribuant à Salomon, cela éveille ma curiosité. Une première recherche me renvoya vers … le Livre de l'Ecclésiaste, chap 1 verset 15. Sauf, que Ecclésiaste 1.15, ça ne dit pas vraiment cela :
On y lit en hébreu[2]
מְעֻוָּ֖ת לֹא־יוּכַ֣ל לִתְקֹ֑ן וְחֶסְרֹ֖ון לֹא־יוּכַ֥ל לְהִמָּנֹֽות
ce qui peut être traduit par
Ce qui est courbé ne peut se redresser, et ce qui manque ne peut être compté.
On a bien, dans la seconde partie, la notion de quelque chose d'innombrable… mais bon, ce n'est pas exactement la même chose.
Peut-être faut-il chercher dans la Septante[3] ?
διεστραμμένον οὐ δυνήσεται τοῦ ἐπικοσμηθῆναι, καὶ ὑστέρημα οὐ δυνήσεται τοῦ ἀριθμηθῆναι.
Non, pour le coup, on est dans le même registre :
On ne peut embellir ce qui a été tordu ; et ce qui manque, on ne peut le compter.
Bon, avec ma manie de remonter aux langues sources, je n'ai même pas vérifié si la citation latine est exacte. Prenant ma vieille Vulgate sur l'étagère, je vérifie :
Perversi difficile corriguntur, et stultorum infinitus est numerus.[4]
Quant à la traduction, je l'ai contrôlée chez le bon abbé Glaire :
Les pervers difficilement se corrigent, et des insensés infini est le nombre.[5]
Bon, je retrouve finalement le sens que Gabin indique…
Ceci étant, comment ce bon St Jérôme est-il passé de des "choses" aux "gens" ? Des choses tordues et manquantes, au gens à l'esprit tordu et manquant d'intelligence ?
Une piste est proposée dans un article qui ne manque pas de pertinence[6] : que l'on se souvienne que les premières amours de ce bon Jérôme furent la littérature et la belle langue au point que, devenu chrétien il se reprocha amèrement (en un songe aussi fiévreux que célèbre[7]) d'être "plus cicéronien que chrétien".
Or, c'est peut-être bien chez l'orateur latin qu'il faut chercher la source de cette traduction. Dans une de ses lettres à Pétus[8], dans laquelle il fustige l'hypocrisie du langage, Cicéron cette phrase : "stultorum plena sunt omnia", ce que l'édition de Nisard[9] rend pudiquement par "Les sots se fourrent partout."
Alors bon, d'accord : Gabin n'est pas Salomon, et on peut se demander ce que le sage roi biblique eût pensé de cette "traduction" quelque peu argotique.
Mais au final, Jérôme n'a pas nécessairement trahi la pensée de l'Ecclésiaste… ni même Gabin.
Que de notes !
[1] Dans cette séquence, Gabin part avec une femme, et le chien de la dame…
[2] C'est simple, on peut consulter le site "saintebible.com".
[3] Là, je recommande l'excellent travail de Claude Royère.
[4] On trouvera le texte, par exemple sur ce site. Par chance, je n'ai pas consulté la "Nova Vulgata" qui n'est pas la "fameuse" Vulgate, cette traduction latine qui a nourri le catholicisme durant des siècles, mais une "nouvelle traduction latine", tout à fait officielle, réalisée par le Vatican dans la deuxième moitié du XX° siècle, à une époque où le latin était abandonné au profit des langues locales. Et cette "nouvelle Vulgate" donne un texte dans la lignée de l'hébreu : Quod est curvum, rectum fieri non potest; et, quod deficiens est, numerari non potest.
[5] L'abbé Glaire avait traduit la Bible en français à partir de la Vulgate latine. Sa traduction est encore dans le commerce.
[7] Songe qu'il relate dans la Lettre XXII à Eustochie, § 30.
[9] Edition des œuvres complètes de Cicéron avec traduction française publiée en 1869. On la trouve sur le site du bon Philippe Remacle. Il s'agit de la lettre numérotée 687.