Aux portes de l'Eden
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Je parlais récemment du St Dysmas, le bon larron.
On imagine sans peine sa joie de se présenter devant les portes du Paradis pour y être admis sur le champs, à bras ouverts, par l'ange à l'épée flamboyante.
On imagine.
Mais si les choses s'étaient passé autrement. Si le redoutable chérubin au bouclier enflammé, à la terrible lance, posté à la porte de l'Eden depuis la chute d'Adam pour en interdire l'accès, n'avait pas été averti du changement qui venait juste de s'opérer ? S'il avait vu d'un mauvais oeil cet espèce de va-nu-pieds qui prétendait pénétrer dans le lieu sacré en dépit du règlement qui en banissait Adam et toute sa descendance...
C'est sur cette hypothèse que Narsai1 a composé un poème dialogué (une Soghitha, comme on dit en syriaque), mettant en présence le Larron (qui est nommé Tettos dans la tradition syriaque2) et l'ange.
Après un bref narratif d'introduction, le choeur chante quelques vers qui "plantent le décor" et qui s'achèvent sur
Le Larron a pris la croix et il se rendit au Paradis,
l’Ange l’entendit approcher et le stoppa aux portes (du Paradis)
Chacun y est dans son rôle : le "larron" en voulant à tout prix entrer, et l'ange voulant à tout prix l'en empêcher.
Débute alors ce fascinant dialogue entre l'un et l'autre, dialogue qui s'achève de manière abrupte par la victoire commune des deux opposants. Le tout s'achève sur quelques vers de conclusion chantés par le choeur.
Bon, là vous vous dites que je vous ai déniché une rarissime curiosité, un texte dont seuls quelques érudits triés sur le volet ont entendu parler.
Alors... oui, et non.
Oui, parce que cette soghitha, intitulée "Gayassa" ("le brigand") n'est pas un texte étudié dans les collèges de notre belle nation, et que pour y avoir accès, il faut presque le vouloir.
Mais non, parce que ce poème n'est pas resté à dormir en quelque obscure bibliothèque de monastère perdu dans un inaccessible désert : il est lu chaque année dans différentes Eglise de langue syriaque.
Enfin, quand je dis "lu", je devrais dire "chanté". Mais en fait c'est beaucoup plus que cela : ce texte est "joué". En pleine église, durant l'office du lundi de Pâques on peut voir s'affronter verbalement (mais pas que !) l'ange vêtu de blanc et le brigand vêtu de sombres loques, chacun étant bien certain d'être dans son bon droit.
Et si ce poème, vieux de plus de 1500 ans, peut être lu (ce pourquoi j'en ai placé ci-après une traduction française mise en ligne par la paroisse chaldéenne3 St Thomas, à Sarcelles) il prend une ampleur captivante lorsqu'il est "actualisé" par des diacres endossant les deux personnages : après tout le Larron converti est-il devenu un humble suppliant, ou a-t-il gardé de sa vie de resquille, de brigandage et de perceur de muraille quelques réflexes inadéquats ? Et l'ange, que plus de 4000 ans4 de service ont sans doute aguerri sera-t-il posément ferme, ou quelque peu agacé par cet importun lourdement insistant ?
Alors, oui, on peut le lire, Mais aussi, et surtout, on peut le voir, l'écouter.
Et ça tombe bien, puisque cet office si populaire chez les syro-chaldéens est filmé et les vidéeos mises en ligne. Bon, c'est en syriaque, mais ce n'est pas rédhibitoire : il existe des vidéo5 sous-titrées qui permettent de suivre l'intrigue.
Par exemple celle de l'eglise Ste Geneviève à Garges les-Gonesses : jouée de manière assez classique, et avec sous-titrage en français https://www.youtube.com/watch?v=ABEJ48o5IgI
De même, celle de la Paroisse Mar Addai et Mar Mari de Bruxelles (Sous-titré français) : https://www.youtube.com/watch?v=Q-1YQ9m3SC0
Différente, il y a cette vidéo d'une paroisse australienne : Beaucoup plus "musclée", et jouée avec beaucoup d'humour, ce qui n'enlève rien à la profondeur de la situation https://www.youtube.com/watch?v=8v6CnXKMXyA
Enfin, venant d'une paroisse d'Amérique du Nord, une prestation qui prend quelques libertés avec le texte pour le "moderniser" (sous-titres en anglais) : https://www.youtube.com/watch?v=xAJDdbG-zXM
Et si la chose vous plait, vous pourrez en trouver plein d'autres, à chaque fois une "variation sur un thème connu" en cherchant soit "Gayassa", soit "Gayasa". (Et si cet office se déroule normalement dans des églises bondées, j'en ai vu un réalisé dans une église vide : c'était à l'époque du confinement !)
Gayassa – Le bon Larron
Introduction :
Pendant la Crucifixion, je vis une merveille, lorsque le larron s’adressa à Notre Seigneur : « Seigneur, le jour de Ton avènement, souviens-Toi de moi, dans le Royaume éternel ». Il fit une supplication au Roi crucifié, lui demandant miséricorde et le Miséricordieux l’exauça…
Le choeur :
- Quand ils ont arrêté et crucifié le Seigneur, ils ont emmené deux voleurs,
à sa droite et sa gauche ils les ont suspendus et sur la croix ils les ont cloués.
- Ces juifs cruels, reniant Jésus-Christ se moquaient de Lui,
et l’ont laissé les pieds cloués sur la croix.
- Combien de lépreux a-t-Il guéri, et de défunts ressuscité ?
Montre aujourd’hui ta puissance, détache ton corps de la Croix !
- Doumakos était à sa gauche, et il provoquait Jésus ;
il lui demandait de la force et lui disait : « sauve-moi ».
- Tettos était à sa droite, il lui disait de juger justement,
par nos actes nous avons été condamnés, nous avons dépouillé le nécessiteux et le pauvre.
- Jésus qu’a-t-Il fait de mal ? Ou quelle mauvaise action a-t-Il faite ?
Nous savons qu’Il a ressuscité les morts et fait prodiges et miracles.
- Tettos s’est tourné vers le Seigneur, il Lui a demandé en le suppliant
de le rendre digne de Son royaume : « Rappelle-toi de ton serviteur ».
- Jésus lui dit : « En vérité, car tu l’as demandé avec foi,
aujourd’hui tu seras dans ce jardin, au Paradis de la joie. »
- « Lève-toi et va vite, prend la croix pour clé, ils ouvriront le Paradis devant toi,
et cacherons la lance de feu. »
- Le Larron a pris la croix et il se rendit au Paradis,
l’Ange l’entendit approcher et le stoppa aux portes (du Paradis).
Le Chérubin : Dis-moi qui t’envoie ? Qui t’a montré le chemin ?
Pour quelle raison te l’as t-il ordonné, et notre terre t’a-t’il permit de piétiner ?
Le Larron : Ecoute-moi je vais te le dire, cache ta lance que je t’explique,
j’ai demandé miséricorde à ton maître et je fus envoyé jusqu’à toi.
Le Chérubin : Par quel pouvoir es-tu venu et dans ce territoire effrayant tu es entré ?
Comment as-tu passé la mer de feu et entrer au jardin d’Eden sans crainte ?
Le Larron : Par la puissance de Jésus je suis venu et par sa force je suis arrivé jusqu’ici.
Sur le chemin je n’ai eu peur de personne, Il m’a dit : « va ouvrir le Jardin ».
Le Chérubin : Toi tu es un brigand, tu viens au Paradis pour voler !
Je veux que tu retourne rapidement (sur tes pas) sinon tu t’exposes à la mort.
Le Larron : Oui, je suis un brigand mais à présent je me suis repenti.
Et je ne suis pas venu ici pour voler, j’ai la clé pour entrer.
Le Chérubin : Notre territoire ne sera pas foulé, notre muraille est habillée de feu,
le gardien toujours éveillé ne laisse personne entrer.
Le Larron : Ta terre était effrayante, avant qu’ils ne crucifient ton maitre,
qu’ils suspendent son corps sur le bois et que la lance perce son côté.
Le Chérubin : Depuis qu’Adam est sorti du Jardin personne n’est revenu ici ;
Le genre humain est banni d’Eden et que toi tu puisses y entrer sera chose difficile.
Le Larron : Depuis qu’Adam a péché, ton Maître était en colère contre les humains,
aujourd’hui avec nous Il s’est réconcilié et tu dois ouvrir la porte !
Le Chérubin : Tu es un homme pécheur, impur et très mauvais ;
tu as versé le sang innocent, que tu entres au Jardin est inconcevable !
Le Larron : Il faut que tu le saches, Jésus crucifié sur le Golgotha nous a lavé du péché
et c’est Lui qui m’a dit : « entre en Eden » !
Le Chérubin : Avec toi Homme, je ne discute pas,
j’ai été ordonné pour veiller sur l’Arbre de Vie, et je ne te laisserai pas y approcher.
Le Larron : Va, ô Chérubin, au Golgotha et vois l’Arbre du Jardin !
Tu me laisseras facilement entrer en toute liberté.
Le Chérubin : Adam et Eve avaient écrit leur sentence ils ont présenté ;
quand ils sont sortis d’ici, ils se sont punis eux-mêmes.
Le Larron : Ô Chérubin, la dette est acquittée, le Christ l’a rachetée par son sang,
il a pris la sentence et l’a suspendue à la Croix.
Le Chérubin : Vous êtes bannis du Jardin, il est impossible que tu y entres.
La lance est préparée pour tous ceux qui s’y approcheront d’un pas.
Le Larron : Le Banni retourne à la maison de son Père, le Bon Pasteur est sorti,
il a retrouvé la brebis perdue, l’a portée sur ses épaules et l’a ramenée.
Le Chérubin : Adam est sorti amèrement et n’est pas retourné au Jardin,
aujourd’hui ce serait chose nouvelle que toi tu y entres en premier !
Le Larron : Ton maitre a fait cette chose, il a libéré Adam de ses liens ;
Il a sorti les gens du shéol, Il m’a dit : « va ouvrir la porte ».
Le Chérubin : Sache que je suis l’Ange et que je n’ai peur de personne !
Et toi pourquoi contestes-tu autant, ô fils d’Adam qui est poussière !
Le Larron : Ne bouge pas et écoute que je t’explique, car mon maitre est ton créateur ;
Son autorité est au-dessus de moi et de toi, et nous sommes tous tes semblables.
Le Chérubin : Tu ne peux pas entrer sur cette terre, elle est glorifiée, honorée et respectée ;
le feu l’encercle, la lance est dressée et veille.
Le Larron : Tu ne peux pas nous empêcher de venir ici et nous interdire d’entrer ;
et tu écarteras ta lance et ton bouclier.
Le Chérubin : N’as-tu pas entendu des Ecritures que le chérubin et son épée terrifiante
gardent le Jardin afin que l’Homme ne puisse jamais y entrer ?
Le Larron : N’as-tu pas entendu de la Révélation qu’Il a pris un corps vivifiant,
qu’Il a sauvé Adam et l’a fait revenir au Paradis ?
Le Chérubin : La lance de feu tourne et veille continuellement sur le Paradis ;
Elle est devenue une muraille devant Adam, et te transpercera le coeur si tu approches.
Le Larron : J’ai le signe de ton Maître avec lequel je briserai ta lance ;
que tu le veuilles ou non, au Paradis nous entrerons !
Le Chérubin : Il y a ici des Esprits et des milliers de Séraphins célestes,
portant des épées de feu ; Comment les terriens vont-ils contester ?
Le Larron : Tous ces Séraphins, ces Esprits et ces Chérubins terrifiants,
quand ils verront la Croix de leurs yeux ils l’honoreront.
Le Chérubin : Sur le Trône vivifiant se trouve le signe du Sauveur,
Comment peux-tu dire, ô terrien, que tu détiens ce signe ?
Le Larron : Haute gloire dans les Cieux, la Croix suspendue au Golgotha,
Il a écrit par son sang innocent, le Créateur a pardonné à Adam.
Le Chérubin : Homme de sang pourquoi es-tu venu ? Qui t’a envoyé ici ?
Tu ne peux piétiner notre terre, et qui t’ouvrira la porte ?
Le Larron : Ne crains pas ô Esprit et ne bouge pas ô Flamboyant,
Je t’ai enlevé ton autorité : regarde la croix vivifiante !
Le Larron sort la croix cachée sous sa tunique et la montre.
Le Chérubin : Tu apportes la croix de Jésus, sois le bienvenu,
entre au Jardin je ne t’en empêche pas, la porte est ouverte devant toi.
Le choeur :
- La croix de Jésus vivifiante a instauré la paix entre nous ;
la route du Jardin depuis ce moment ne se fermera plus.
- Béni soit cette résurrection pour nous tous qui étions bannis de notre terre ;
Les chérubins se réjouissent aussi car le Seigneur s’est réconcilié avec nous.
- Ô la grande miséricorde que le Seigneur a fait dans la Création :
Il a fait revenir Adam de nouveau au Jardin d’Eden.
- Ses miséricordes sont grandes et ses grâces abondantes ;
les terriens exultent de joie car ils se sont mélangés aux anges.
- A toi gloire et actions de grâce, ô Créateur de l’univers,
car Tu as fait miséricorde à Adam et l’a fait entrer au Jardin.
- Gloire et louanges à Toi qui a donné le Jardin au Larron,
et par Tes grandes miséricordes tu as retourné Adam à sa terre.
Et bien sûr, quelques notes...
2Je garde "Tettos" puisque c'est ainsi que son nom est rendu dans le préambule. On a tendance, sous l'influence du latin, à l'appeler Titus comme je l'ai signalé en note 6 de l'article "un saint discret"
3L'église chaldéenne est une église syro-orientale rattachée à Rome
4Qui de vous n'a pas chanté, à Noël, "Depuis plus de 4000 ans, nous le promettaient les prophètes..." dans le cantique "Il est né le divin enfant" ?
5Ce phénomène a été étudié dans une presque récente et passionante étude : https://www.academia.edu/32445081/The_Cherub_and_the_Thief_on_YouTube_An_Eastern_Christian_Liturgical_Drama_and_the_Vitality_of_the_Mesopotamian_Dispute