Soyez parfaits !

Publié le par Albocicade

Certaines paroles de l'Evangile sont – reconnaissons-le – parfois difficiles à comprendre. C'est le cas, par exemple de ce "Soyez parfait comme votre Père céleste est parfait" que l'on lit en Matthieu  5.48 dans de nombreuses versions.
Cette injonction a quelque chose de terrifiant, de paralysant : qui donc peut prétendre à être parfait ?
Et souvent, j'ai entendu des tentatives pour modérer d'une manière ou d'une autre  cet ordre.
Pourtant, on peut s'interroger sur le sens global du passage. Pour cela, il faut peut-être déterminer à qui Jésus s'adresse dans ce passage, et ce qu'il dit.
Revoyons ce texte de l'Evangile selon st Matthieu chap 5, dans une traduction classique (en l'occurrence, Louis Segond)
43 : Vous avez appris qu'il a été dit: Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. 44 Mais moi, je vous dis: Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, 45 afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. 46 Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous? Les publicains aussi n'agissent-ils pas de même? 47 Et si vous saluez seulement vos frères, que faites-vous d'extraordinaire? Les païens aussi n'agissent-ils pas de même? 48 Soyez donc parfaits, comme votre Père céleste est parfait.
Dès le verset 43, donc la première phrase de notre passage, un point doit nous alerter. En effet, le commandement que Jésus résume ainsi  "Vous avez appris qu'il a été dit: Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi", qui est décidément absent des textes de l'Ancien Testament, provient sans ambiguïté du mouvement essénien, et c'est même une caractéristique de ce mouvement, puisque Flavius Josèphe le cite lorsqu'il les décrit[1].
Aussi convient-il de comprendre que dans ce passage précis[2], Jésus s'adresse à des Esséniens, soit qu'il soit en train de polémiquer avec eux, soit qu'il s'adresse à des disciples d'origine essénienne.
Mais est-ce que cela change quelque chose pour notre compréhension ?
Ce n'est pas exclu. En effet, les Esséniens, qui, selon Flavius Josèphe, passaient "pour s’exercer à la sainteté" se considéraient comme les "fils de la lumière en guerre contre les fils des ténèbres"[3] (les non-Esséniens !), dans un exclusivisme farouche. Dans cette optique, on mesure alors mieux ce que les propos de Jésus ont d'incroyables lorsqu'il compare ses interlocuteurs – si imbus de leur "supériorité" – avec des injustes, des publicains et même des… païens. Incroyable, et en même temps terriblement ironique, puisque ces superbes "fils de la lumière" ne valent pas plus que des païens !
Du coup, la dernière phrase de ce passage mérite aussi un regard ajusté.
Et d'abord, le temps. Est-ce vraiment un impératif ?
Voila une interrogation qui pourrait paraître saugrenue si certaines traductions (TOB, Jérusalem, Crampon) ou certains commentateurs (Reuss, Roux, NT annoté,) ne rendaient pas la phrase par "vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait". De fait, le verbe " Ἔσεσθε " est un futur… mais il peut avoir une valeur d'impératif. La question se pose donc est de savoir s'il est judicieux de traduire cette phrase avec l'impératif, ou si l'on ne devrait pas plutôt la lire – du fait de son contexte immédiat – comme une répartie ironique, comme si Jésus disait à ses interlocuteurs quelque chose du genre "Vous qui avez une prétention à la perfection, imitez donc Dieu ; et au lieu de consacrer votre énergie à haïr ceux dont vous jugez qu'ils ne sont pas assez croyants, consacrez-la à les aimer, et alors là, vous serez enfin ce que vous clamez être…".
Mais si Jésus s'adresse à des Esséniens, sommes-nous concernés ?
Oui, bien sûr. Mais le centre du message n'est pas une terrible injonction à être "parfaits", mais plutôt un appel à ne pas nous prendre pour ce que nous ne sommes pas, et aussi à aller dans le sens fondamental de l'imitation de Dieu, qui ne rechigne pas à donner la lumière du soleil et la fraîcheur de la pluie à l'humain, qu'il soit "juste" ou "pécheur"…
 
Et les notes si bien documentées…
[1] C'est ce que l'on trouve dans le Manuel de Discipline (§ 5) "Quiconque veut se joindre à la Communauté doit s'engager à respecter Dieu et les hommes, à vivre selon les règles communautaires, à chercher Dieu... à aimer tous les enfants de lumière, chacun selon son rang ; et à haïr tous les enfants des ténèbres, chacun selon la mesure de sa culpabilité", et que Flavius Josèphe ("La guerre des Juifs" II.8.7) résume "il s'engage envers ses frères, par de redoutables serments, (...) à toujours détester les injustes et venir au secours des justes".
[2] On sait que le "sermon sur la montagne" est un texte composite, dans lequel Matthieu a regroupé par thématiques divers enseignements de Jésus. Notons que J. Jérémias lui-même avait fait le rapprochement entre notre passage et les Esséniens (Théologie du NT, p 267).
[3] Ça devrait vous rappeler un autre passage des Evangiles, non ? Bon, je vous le dis : Luc 16.8.
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