Sur scène ?

Publié le par Albocicade

L'autre soir, Dame mon épouse s'est rendue, avec notre aînée et accompagnées d'une amie, voir "Les fâcheux", une comédie-ballet de Molière.
"Qu'est-ce donc qu'un fâcheux ?" me demanderez-vous.
Disons que c'est un importun, un casse-bonbon, et pour tout dire, un "emmer...eur". Mais il y a mille et une façons de l'être, et tout l'argument de la pièce tient dans le fait que le personnage central – Eraste – qui n'a qu'une hâte, à savoir retrouver sa belle, se trouve retardé par une successions de braves gens qui s'imposent avec la certitude que leur présence est à tout le moins hautement légitime.
Je laissai donc cette fine équipe aller applaudir la troupe de baladins tandis que je restais at home pour me plonger dans un traité polémique du bon moine Bulus ibn Raja (que la "Chronique des patriarches coptes d'Alexandrie nomme al-Wadih ibn Raga), après avoir enfin finalisé mon inscription à une formation de "Lecteur -Correcteur" pour l'édition : bref, je m'octroyai une petite soirée de détente, puisque que le livre que je préparais depuis maintenant des années, truffé de citations d'auteur arabes, syriaques, grecs, latins, coptes, éthiopiens et j'en passe, est enfin chez l'imprimeur1.
A la mi-nuit passée, ces Dames revinrent donc.
Le spectacle avait-il été à leur goût ? Et comment !
Enthousiastes, qu'elles étaient.
Là où j'ai un peu vacillé, c'est lorsqu'elles me dirent : "Et on t'a reconnu, sur scène !"
Allons bon !
Voila qu'elles me comparaient à ce "Monsieur Caritidès", un pédant – pour ne pas dire un fat – qui tient toute une scène au début de l'Acte 3.
Franchement, je ne vois pas le rapport ! Ou alors, si peu2.
Bref, je vous laisse juge.
(La scène se tient en fin d'après midi.)
 
CARITIDÈS
Monsieur, le temps répugne à l'honneur de vous voir:
Le matin est plus propre à rendre un tel devoir;
Mais de vous rencontrer il n'est pas bien facile,
Car vous dormez toujours, ou vous êtes en ville:
Au moins, messieurs vos gens me l'assurent ainsi;
Et j'ai, pour vous trouver, pris l'heure que voici.
Encore est-ce un grand heur dont le destin m'honore,
Car deux moments plus tard, je vous manquais encore.

ÉRASTE
Monsieur, souhaitez-vous quelque chose de moi?

CARITIDÈS
Je m'acquitte, Monsieur, de ce que je vous doi,
Et vous viens. Excusez l'audace qui m'inspire
Si...

ÉRASTE
Sans tant de façons, qu'avez-vous à me dire?

CARITIDÈS
Comme le rang, l'esprit, la générosité,
Que chacun vante en vous.

ÉRASTE
Oui, je suis fort vanté.
Passons, Monsieur.

CARITIDÈS
Monsieur, c'est une peine extrême
Lorsqu'il faut à quelqu'un se produire soi-même;
Et toujours près des grands on doit être introduit
Par des gens qui de nous fassent un peu de bruit,
Dont la bouche écoutée avecque poids débite
Ce qui peut faire voir notre petit mérite.
Pour moi, j'aurais voulu que des gens bien instruits
Vous eussent pu, Monsieur, dire ce que je suis.

ÉRASTE
Je vois assez, Monsieur, ce que vous pouvez être,
Et votre seul abord le peut faire connaître.

CARITIDÈS
Oui, je suis un savant charmé de vos vertus,
Non pas de ces savants dont le nom n'est qu'en us:
Il n'est rien si commun qu'un nom à la latine;
Ceux qu'on habille en grec ont bien meilleure mine;
Et pour en avoir un qui se termine en es,
Je me fais appeler Monsieur Caritidès.

ÉRASTE
Monsieur Caritidès, soit. Qu'avez-vous à dire?

CARITIDÈS
C'est un placet, Monsieur, que je voudrais vous lire,
Et que, dans la posture où vous met votre emploi,
J'ose vous conjurer de présenter au Roi.

ÉRASTE
Hé! Monsieur, vous pouvez le présenter vous-même.

CARITIDÈS
Il est vrai que le Roi fait cette grâce extrême;
Mais par ce même excès de ses rares bontés,
Tant de méchants placets, Monsieur, sont présentés,
Qu'ils étouffent les bons; et l'espoir où je fonde,
Est qu'on donne le mien quand le Prince est sans monde.

ÉRASTE
Eh bien! vous le pouvez, et prendre votre temps.

CARITIDÈS
Ah! Monsieur, les huissiers sont de terribles gens!
Ils traitent les savants de faquins à nasardes,
Et je n'en puis venir qu'à la salle des gardes.
Les mauvais traitements qu'il me faut endurer
Pour jamais de la cour me feraient retirer,
Si je n'avais conçu l'espérance certaine
Qu'auprès de notre Roi vous serez mon Mécène.
Oui, votre crédit m'est un moyen assuré.

ÉRASTE
Eh bien! donnez-moi donc: je le présenterai.

CARITIDÈS
Le voici; mais au moins oyez-en la lecture.

ÉRASTE
Non.

CARITIDÈS
C'est pour être instruit: Monsieur, je vous conjure.

PLACET AU ROI.
"SIRE,
Votre très humble, très obéissant, très fidèle et très savant sujet et serviteur, Caritidès, Français de nation, Grec de profession, ayant considéré les grands et notables abus qui se commettent aux inscriptions des enseignes des maisons, boutiques, cabarets, jeux de boule, et autres lieux de votre bonne ville de Paris, en ce que certains ignorants compositeurs desdites inscriptions renversent, par une barbare, pernicieuse et détestable orthographe, toute sorte de sens et de raison, sans aucun égard d'étymologie, analogie, énergie, ni allégorie quelconque, au grand scandale de la république des lettres, et de la nation française, qui se décrie et déshonore par lesdits abus et fautes grossières envers les étrangers, et notamment envers les Allemands, curieux lecteurs et spectateurs desdites inscriptions."

ÉRASTE
Ce placet est fort long, et pourrait bien fâcher.

CARITIDÈS
Ah! Monsieur, pas un mot ne s'en peut retrancher.

ÉRASTE
Achevez promptement.

CARITIDÈS. Il continue le placet.
"Supplie humblement Votre Majesté de créer, pour le bien de son état et la gloire de son empire, une charge de contrôleur, intendant, correcteur, réviseur, et restaurateur général desdites inscriptions, et d'icelle honorer le suppliant, tant en considération de son rare et éminent savoir, que des grands et signalés services qu'il a rendus à l'état et à Votre Majesté en faisant l'anagramme de Votre dite Majesté en français, latin, grec, hébreu, syriaque, chaldéen, arabe."

ÉRASTE, l'interrompant.
Fort bien. Donnez-le vite, et faites la retraite:
Il sera vu du Roi; c'est une affaire faite.

CARITIDÈS
Hélas! Monsieur, c'est tout que montrer mon placet.
Si le Roi le peut voir, je suis sûr de mon fait;
Car comme sa justice en toute chose est grande,
Il ne pourra jamais refuser ma demande.
Au reste, pour porter au ciel votre renom,
Donnez-moi par écrit votre nom et surnom;
J'en veux faire un poème en forme d'acrostiche
Dans les deux bouts du vers et dans chaque hémistiche.

ÉRASTE
Oui, vous l'aurez demain, Monsieur Caritidès.
Ma foi, de tels savants sont des ânes bien faits.
J'aurais dans d'autres temps bien ri de sa sottise.
 
-----Et les notes------
1Oui, je vous en parlerai bientôt, dès qu'il sera sorti de presses.
2J'ai un peu honte de m'être quand même reconnu dans ce "fâcheux" (tout en espérant n'être pas à ce point puant de suffisance !), même s'il n'est "pas le plus grotesque de tous", selon ma fille.
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