Le cybernète
En lisant par désoeuvrement un poème1 sur une personnalité marquante de la région de Mossoul, en Irak, je reste perplexe en le voyant qualifié de "Cybernète". Bon, j'ai beau avoir quelque idée de ce qu'est la cybernétique, quelque chose me dit que le terme a sans aucun doute un autre sens dans ce texte. Ne serait-ce que parce que le poème en question – un "Memra" syriaque – date du XIII° siècle et que la personnalité mentionnée n'est autre que le célèbre Mar Yahballaha dont il est dit en termes pompeux qu'il fut "Pilote et Κυβερνήτης" de son église...
"Κυβερνήτης", "cybernète"… Oui, bien sûr... "qui a su bien mener sa barque", "qui a bien gouverné"2... c'est cela.
Comment ça, Mar Yahballaha ça ne vous dit rien ?
Pourtant, j'avais évoqué son nom, l'été dernier, et le peu que j'en avais dit montrait que c'était un homme de bien.
Et c'en étais resté là : "Yahballaha" était encore juste un nom pour moi, rien de plus.
Or, une note de bas de page indiquait que l'Histoire de Rabban Sauma et de son disciple Marcos (devenu par la suite Mar Yahballaha) avait été traduite à la fin du XIX° siècle3. Déjà, cela me donnait envie d'aller y voir, d'autant plus qu'il était précisé que Rabban Sauma, ainsi que son disciple Rabban Markos étaient partis... de Pékin, à l'époque où Marco Polo y était.
Cornecru ! En fait, j'en avais entendu parler de ces deux gars qui étaient partis de Chine, mais je n'avais pas fait le lien.
Ils étaient partis, tous deux moines, pèlerins devant Dieu.
Ils étaient partis en pèlerinage. Avec les moyens de l'époque.
Ils étaient partis vers l'ouest, puisque – vu de Chine – Jérusalem c'est l'occident.
Désert, danger, guerres... ils n'arrivèrent jamais à Jérusalem.
Au lieu de cela, l'un d'eux, Sauma, l’aîné des deux, fut envoyé en mission diplomatique jusqu'en France. (Lui qui s'était fait ermite !)
L'autre, Markos, fut élevé à la dignité de Métropolite de l'Eglise de Chine, puis, avant que de pouvoir y retourner, Catholicos de l'Eglise. De l'Eglise "Syriaque", l'Eglise nestorienne comme on dit... son Eglise. Comme évêque, il avait reçu le nom de Yahballaha. Lui qui ne parlait même pas le syriaque !
Leur histoire étonnante, transmise en syriaque, n'a été connue en Occident qu'à la fin du XIX° siècle. Pourtant, Rabban4 Sauma a été reçu par le Basileus Andronic II à Constantinople, par le Pape Nicolas IV à Rome, par le Roi Philippe le Bel à Paris et même par le "King" Edward alors à Bordeaux !.
Mais si le voyage de Sauma est une épopée remarquable, le destin du Patriarche Yahballaha – qui vit passer pas moins de huit souverains, certains favorables à l'Eglise, d'autre farouchement anti-chrétiens5 – est un témoignage éloquent de la fragilité des politiques.
Un document à découvrir (pour ceux qui ne le connaissent pas encore).
Bon, la traduction de Chabot (1895) est par endroit quelque peu datée dans la mesure où il emploie le terme "Catholique" pour désigner le rang de Mar Yahballaha, alors que l'usage est maintenant de parler de "Catholicos" ce qui évite la confusion avec le siège de Rome ; ou qu'il orthographie les noms propres (Jabalaha, Çauma) et de lieu ("Arbèle" pour "Erbil" etc) selon des conventions qui ne sont plus celles d'aujourd'hui, mais ceci est de bien peu de conséquences, et son annotation pléthorique est une mine d'informations.
Bref, j'ai placé d'une part ici la traduction française de "l'histoire de Mar Jaballaha et Rabban Sauma" par Chabot que j'ai soigneusement indexée
Et, comme je le disais plus haut, quand je suis tombé sur ces document, cela avait un air de "déjà vu" ou plutôt de "déjà entendu". Et pour cause, l'émission "Chrétiens d'Orient, sur France Culture avait consacré deux séances à nos pèlerins :
L'une, avec Françoise Briquel-Chatonnet consacrée au "Voyage de Rabban Sauma", à propos d'une nouvelle traduction française de "L'histoire de Rabban Sauma et Mar Yahballaha"
L'autre avec Pierre Klein, intitulée "La pérégrination vers l’Occident" et consacré au récit romancé que Klein a tiré de l'Histoire transmise en syriaque.
Notes en plus :
1Dans "Le Muséon", de 1929.
2Au sens de "faire bon usage du gouvernail", bien sûr.
3La traduction a été publiée en deux livraisons de la Revue de l'Orient Latin et republié dans la foulée en un volume unique.
4Rabban : titre que l'on donne à un moine dans l’Église syrienne.
5N'y voit-on pas, déjà à l'époque, la population chrétienne d'Erbil être massacrée...