Le procès
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J'ai entendu, il y a quelques jours, que le procès des attentats de Janvier 2015 avait débuté, avec la question (paraît-il fondamentale) de savoir s'il n'est pas indigne de la Condition Humaine que des juges aient à se prononcer sur la culpabilité d'hommes dont ils ne voient pas complètement le visage... pour cause de masques anti-Covid.
A vrai dire, je ne sais pas si j'attend grand chose de ce procès.
Pour rappel, les "attentats de Janvier 2015", c'est trois lieux : la rédaction de Charlie Hebdo, Montrouge et la supérette "Hyper-casher" ; c'est aussi 17 victimes (plus les 3 terroristes "neutralisé" par les forces de l'Ordre). C'est aussi un choc émotionnel fantastique qui a mobilisé bien au-delà des frontières de l'Hexagone.
Et cinq ans et demi après, c'est le procès.
Ou plutôt, "les" procès.
Car au-delà de la machine judiciaire qui s'est mis en route, il y a l'autre...le "procès d'intention". Ainsi je suis récemment tombé sur une tribune, largement partagée par des personnes pour qui j'ai la plus sincère estime, dans laquelle l'auteur explique qu'avoir le moindre soupçon de réticence à "être Charlie", c'est donner la main aux meurtriers ; que trouver que Charlie n'a pas été en tous point un parangon des plus belles vertus républicaines c'est être "la honte de la République"...
Cette tribune a cependant ceci d'exemplaire qu'elle pointe précisément le regard là où se trouve la faiblesse de son argumentation : l'auteur n'évoque pas les clients de l'Hyper-Casher, ni les policiers de Montrouge, victimes anonymes sans lien avec la rage de leur assassin, mais uniquement Charlie Hebdo qui mois après mois vomissait son mépris hargneux des croyants de tous poils1.
J'en étais là de mes réflexions, envisageant de faire un de ces billets comme je sais si bien les faire, sans une ligne de trop, sans un mot de superflu, brefs aussi admirables par leur concision que profonds par leur contenu2 lorsque j'ai reçu – du fin fond du plateau ardéchois où il prend un retraite amplement désiré, une "lettre fraternelle" de l'ancien pasteur protestant de mon village avec qui je garde un lien aussi distendu que sincère.
Avec son accord3, je vous livre sa pensée, qui n'est bien sûr4, guère éloignée de la mienne sur ce point.
Le procès des complices de l'horrible attentat de Charlie ranime la revendication du droit au blasphème. Cette expression peut surprendre, et même heurter. Elle ne ressemble pas à un appel au dialogue et à l'apaisement. Elle sonne comme un défi lancé aux institutions religieuses et plus largement à tous les croyants, comme s'ils étaient tous des ennemis de la liberté d'opinion et d'expression reconnue à tous, dont le "droit au blasphème" fait partie, tout comme le droit de croire et de témoigner de sa foi.
En France, il y a quand même des choses dont il ne faut pas rigoler,
mais ce ne sont pas celles qu'on croit...
Mais au fait, qu'est-ce que le blasphème ? À l'origine, en grec, c'est tout simplement l'insulte, l'injure, l'outrage, au sens le plus quotidien, le plus banal, le plus plat qui soit. Blasphème : voilà donc un autre mot banal, quotidien, "laïque", qui a été confisqué par la religion et par ceux qui en parlent. Le blasphème, au sens originel, c'est donc tout simplement l'injure la plus grasse et la plus basse comme la plus subtile, liée au désir de rabaisser, de ridiculiser, voire d'anéantir une personne ou un symbole. Notons qu'en France, pays donc où l'on revendique haut et fort, à la tête de l’État comme dans toute la presse, le droit au blasphème, il existe un délit punissable d'outrage aux symboles nationaux (le drapeau tricolore et la Marseillaise, mais plus le président de la République) ; ce délit n'existe pas aux États Unis, où l'on considère que brûler ou souiller la bannière étoilée fait partie de la liberté d'opinion et d'expression garantie par la Constitution. Il y a donc en France, pays sécularisé à l'extrême, des choses trop sacrées pour être "blasphémées". En poussant un peu, mais guère, on pourrait dire que contester la grandeur de la Révolution de 1789, ou la laïcité à la française (ou les autres grands mots dont la République aime à se gargariser), voire la République elle-même, suscite de telles réactions, que l'on sent bien qu'on est là pratiquement dans le domaine du sacrilège, du blasphème, de l'insulte au sacré, donc du tabou et de l'interdit. Idem en ce qui concerne le féminisme, l'homosexualité ou le droit à l'avortement. Et quiconque ose dire qu'il ne se sent pas Charlie est regardé comme s'il avait blasphémé, en plus d'être considéré comme complice des terroristes. Donc le droit au blasphème, en France, n'est en réalité ni aussi absolu ni aussi universel qu'on veut bien le croire. Ici il faut remarquer que Charlie ne s'est jamais privé de cogner sur un peu tout ce qui veut être pris et se prend au sérieux, ni de "blasphémer" tous azimuts ; les dessinateurs et les chroniqueurs de Charlie n'ont pas mis que des croyants en rage ; mais comme ce sont des croyants qui les ont tués, cela permet à tous les autres de récupérer Charlie et de faire oublier qu'il les a étrillés et "blasphémés", eux aussi. Charlie est devenu respectable et il est brandi comme un emblème de tout ce dont il se moquait, de tout ce dont il dénonçait l'hypocrisie. Et le voici entouré de tricolore et couplé avec Marianne (pas le journal, la statue), devenu à son tour sacré, tabou, intouchable... Pauvre Charlie !
Le droit au blasphème "antireligieux", uniquement
Le droit au blasphème, dans l'esprit de ceux qui le revendiquent si fortement aujourd'hui, à l'occasion du procès Charlie (et dans l'esprit des croyants qui s'en offusquent), c'est donc uniquement le droit au blasphème "religieux". Le mot blasphème perd de nouveau son sens grec, large, sécularisé, pour retrouver son sens étroit, celui que les religions lui ont donné. Mais les religions ont appelé beaucoup de choses "blasphèmes". L'insulte ou la moquerie grossière contre Dieu, d'abord. Mais quel intérêt, quelle utilité et quel plaisir y a-t-il à insulter quelqu'un dont on clame qu'il n'existe pas ? En fait seul un croyant souffrant, déçu, en colère, qui n'arrive pas à se débarrasser de son dieu peut authentiquement blasphémer dans ce sens-là. Mais souvent, les croyants et les institutions religieuses ont appelé blasphème une question gênante, une mise en cause de ce qu'une religion peut avoir d'inhumain, de contradictoire ou de ridicule, une parole divergente ou nouvelle sur Dieu. Le "blasphémateur" d'autrefois était le plus souvent un croyant scrupuleux, profond et courageux qui n'insultait pas Dieu, mais ne voulait pas confondre Dieu et l'appareil religieux, et que l'appareil religieux éliminait au nom de Dieu pour préserver son emprise sur la société. Un non conformiste. À commencer par le plus célèbre des condamnés pour
blasphème, Jésus de Nazareth (peut-on l'oublier ?). Pour les non-croyants, ce qu'on appelle "droit au blasphème" n'est pas forcément une volonté délibérée d'offenser ou de blesser des croyants en touchant à ce qu'ils ont de plus profond, de plus sensible et de plus cher, ce qu'ils ont beaucoup de peine à comprendre. Gardons-nous le plus possible d'appeler blasphème ce qui est questionnement ou interpellation légitime, même si c'est parfois virulent. Mais il est vrai qu'il existe aussi, en France tout au moins, des blasphémateurs d'aujourd'hui, qui sont plutôt des incroyants agressifs qui ne cherchent pas à dialoguer, mais à humilier, qui parfois se veulent drôles, et qui savent qu'ils auront la majorité de leur côté. Des conformistes sans grand courage, au fond. À ceux-là, faut-il faire l'honneur d'une réponse, d'une indignation, voire d'un procès ? C'est ce qu'ils attendent. Je n'aime pas que l'on insulte ceux que j'aime, ni que l'on se moque de ce qui est important pour moi. Surtout quand c'est de manière ordurière ou quand c'est intellectuellement malhonnête. Mais chaque fois, je dois me demander pourquoi cela me touche autant, et ce qui est touché en fait.
Le blasphème contre l'Esprit
Au fond, croyons-nous que Dieu soit si petit, qu'il ait besoin de défenseurs ou de justiciers ? Et nous croyons-nous assez grands pour jouer ce rôle-là ? Croyons-nous que Dieu soit tellement impressionné par l'intelligence et par la célébrité de tel ou tel intellectuel, qu'il se sente insulté, rabaissé ou intimidé par ses avis péremptoires ? Croyons-nous qu'il accorde la moindre importance aux ricanements des bouffons médiatiques ? Pas plus que nos louanges ne rendent Dieu plus grand, ni les négations (blasphématoires ou pas) ni les insultes ne peuvent le rapetisser ou le souiller. D'autre part, la gloire et l'honneur de Dieu, d'après l’Évangile, c'est de s'être fait homme, serviteur, rejeté, humilié et crucifié par amour, dans la personne de Jésus-Christ. Dès lors, le blasphème est plus dans l'honneur chatouilleux des Églises, dans leur prétention à la respectabilité, dans leur désir de domination, dans leurs bâtiments imposants, dans leur flonflons et leurs froufrous, dans tout ce par quoi elles se donnent une telle importance, qu'elles disent Dieu offensé quand elles sont remises en cause. Laissons cela à d'autres, s'ils en veulent.
Il y a dans les évangiles une parole étonnante de Jésus : "Je vous le dis, tout péché, tout blasphème sera pardonné aux humains, mais le blasphème contre l'Esprit ne sera pas pardonné. Quiconque parlera contre le Fils de l'homme, il lui sera pardonné, mais quiconque parlera contre l'Esprit saint, il ne lui sera pardonné ni dans ce monde-ci, ni dans le monde à venir." (Matthieu 12 / 31-32). D'après le contexte, je comprends que le "blasphème contre l'Esprit", c'est l'orgueil intellectuel ou spirituel, c'est la mauvaise foi, le refus de l'évidence, l'esprit de parti, le péché contre l'intelligence. Et c'est à des croyants que Jésus s'adressait. Cet avertissement est un appel à vivre dans son Esprit.
Notes
1Je m'en étais expliqué au moment des attentats, et aussi un an après...
2Si vous êtes arrivés au bout de cette phrase indigeste à souhait, bravo ! (c'était un test)
3Encore une fois, "merci" Alain pour ton autorisation...
4Sinon, pourquoi vous la partagerai-je ?