Dieu incognito

Publié le par Albocicade

Tout dernièrement, un fort bon ami m'a touché un mot d'un sermon qu'il a entendu, dans lequel le prédicateur – homme pourtant blanchi sous le harnais – semblait avoir poussé le thème de la kénose1 au-delà du raisonnable. Plutôt que de développer ici ce qu'il m'a expliqué (au risque de déformer ses propos) ou de me lancer dans un développement théologique (ce qui n'est pas mon fort), je préfère donner la parole à mon cher Anba Jirji as-Semani, par un extrait du document que je vous avais offert il y a presque 3 ans.

 

Mathal du serviteur rebelle et du roi incognito2

 

Le moine Jirji : On raconte qu'il y avait, dans les temps anciens, un roi célèbre par l'étendu de son royaume, très éminent en dignité, et possédant en lui toutes les vertus. Trois vertus en particulier brillaient en lui d'un égal éclat : une équité rigoureuse et sans faille, une puissance à laquelle rien ne pouvait résister et une sagesse et une connaissance dans lesquelles nulle lacune n'aurait pu être découverte. Ce roi avait un serviteur pour qui il avait une grande affection et qu'il avait élevé aux plus hautes charges. Se voyant ainsi comblé de gloire et d'honneur, ce serviteur se laissa aller à l'orgueil et laissa son cœur s'enfler à la pensée de la situation brillante dans laquelle il se trouvait, songeant à la manière de se rendre égal à son Seigneur en grandeur et en puissance. Dès que le sage roi sut, par la force de sa connaissance et de sa sagesse, quelles étaient les injustes prétentions de son serviteur, il le démit de ses fonctions, le dépouilla de ses titres et le chassa de son palais et de sa ville pour l'exiler dans une contrée éloignée.

 

Son projet ayant échoué et ses espérances ayant si mal tourné pour lui, pensant à ce qu'il avait été et à l'état auquel il se trouvait réduit, le serviteur chassé s'abandonna au désespoir. Fâché de se voir privé de la splendeur de sa première condition, il donna entrée au mal dans son coeur, il devint méchant et envieux. N'étant pas en mesure de faire du mal au roi, il s'étudia à en faire le plus qu'il put aux sujets de son Seigneur dans l'étendue de son Royaume. Comment fit-il ? S'étant procuré de l'argent et l'ayant fait fructifier, il put acheter un grand terrain qu'il entoura de murailles, et où il établit un jardin avec gazons et arbres fruitiers, avec de nombreuses demeures de plaisance dans lesquelles il installa des chanteurs, des musiciens, des comédiens, ainsi que toutes sortes de jeux, de danses et toutes les espèces de divertissements imaginables, tout ce qui peut ravir les sens et satisfaire les passions. Il a ensuite ouvert les portes, et a publiquement invité tous ceux qui passaient alentour à entrer, en ces termes :

"Quiconque désire se divertir et prendre du plaisir,

qu'il entre en ma maison et en mon jardin :

il trouvera là tout ce qui peut charmer l'oreille,

satisfaire les sens, et émoustiller les esprits."

Tous ceux qui passaient sur le chemin et voyaient dans le jardin étaient fascinés et, attirés par leurs sens, y entraient délibérément et se laissaient aller à tous les plaisirs que leur offrait un tel lieu. Le serviteur rebelle avait coutume, envers ceux qui entraient, de commencer par les flatter et leur procurer toutes sortes de plaisir, puis, lorsqu'il les voyait enivrés et assoupis par l'excès de leurs débauches, de les jeter pieds et poings liés dans une fosse profonde en un endroit secret du jardin connu de lui seul. Là, étaient de nombreuses salles souterraines et des couloirs si emmêlés qu'il n'était pas possible d'en trouver l'issue. Ceux qui y avaient été jetés y étaient condamnés à une misère perpétuelle, avec des punitions en proportions des plaisirs qu'ils avaient goûtés dans le jardin.

 

Toutefois le roi, par sa sagesse à laquelle rien ne restait caché, sut ce que ce méchant serviteur faisait à ses sujets. Il aurait, certes, pu anéantir ce rebelle, et lui ôter toute puissance, mais celui-ci aurait put se défendre en ces termes : "O, roi juste et magnanime, pourquoi me punir ? Je n'ai contraint personne à entrer dans mon jardin, mais ceux qui l'ont fait y ont pénétré de leur plein gré, désirant profiter des plaisirs et divertissements qu'ils y ont trouvé".

 

Aussi, à cause de son équité et de sa justice, le roi différa la mise en oeuvre de sa puissance afin de ne pas léser la justice. Comment s'y prit-il ? S'étant dépouillé de ses vêtements royaux et des autres insignes de son rang, il s'habilla comme un de ses sujets de façon à apparaître comme un homme ordinaire.

 

Puis, s'étant rendu devant ce jardin magnifique, il ne manifesta aucune envie de profiter des plaisirs qui s'offraient à lui. Le mauvais maître du jardin, surpris de voir un homme si indifférent, lui en demanda la raison et lui dit : "O homme, qui que tu sois, pourquoi ne te joins-tu pas à nous pour prendre part à nos plaisirs ? Tout ici doit te charmer, et toi tu te détournes de moi comme si tu savais sur moi de mauvaises choses". L'étranger lui répondit : "En vérité, je sais fort bien qui tu es et ce que tu manigances. Aussi je ne veux ni te parler, ni rien faire avec toi : je connais tes ruses et tes tromperies. Eloigne-toi de moi, démon !"

 

Lorsqu'il entendit cela, l'homme rebelle en fut tout troublé et perplexe, ne sachant que faire dans cette situation. Il se disait "Qui donc est cet homme, et comment se fait-il que, contrairement à tous les autres qui passant par ce jardin ont succombé aux charmes du lieu, celui-ci ne leur ait témoigné que mépris ? Sans doute il sait qui je suis et ce que je fais. Mais s'il sort d'ici, il ira annoncer à tout le monde ma méchanceté et ma ruse, et ce qui se trame ici". Ayant convoqué son entourage, ses compagnons de méfaits, il leur parla à l'oreille, disant : "Cet homme peut nous nuire, à vous et à moi ! Saisissez-vous de lui, et l'ayant lié aux mains et aux pieds, jetez-le dans la fosse profonde et ténébreuse afin qu'il y demeure à jamais avec ceux qui y sont déjà, et prenez soin de bien fermer les verrous de fer". Sans attendre, les complices de cet homme pervers attrapèrent l'étranger, le frappèrent, l'outragèrent et le jetèrent dans l'obscur cachot, pensant ainsi avoir triomphé de leur ennemi.

 

A peine fut-il enfermé que, rejetant ses vêtements communs et reprenant les insignes de sa royauté, le roi manifesta toute sa gloire et sa puissance. Sa voix, semblable à un tonnerre, fit trembler la terre d'alentour, ébranlant les fondations du cachot, de sorte que serrures et verrous tombèrent des portes qui s'ouvrirent d'elles-mêmes. A l'instant, les officiers du roi se présentèrent avec leurs hommes et se rangèrent sous ses ordres. Le roi ordonna que le serviteur rebelle fut saisi et amené en sa présence, après quoi, il lui dit : "Serviteur méchant et rebelle, de quel droit as-tu ainsi tourmenté et maltraité tous ceux qui sont enfermés ici ?" Le méchant, troublé et confus répondit d'une voix craintive : "Je n'ai forcé ni contraint personne à entrer dans mon jardin. Ils y sont venu de leur propre choix et se sont laissés séduire aux charmes de la volupté." Le roi reprit : "Supposons que, leur ayant dressé des embûches, tu les aies trompé et séduit au point de leur faire goûter les plaisirs que tu leur proposais, quelle raison peux-tu produire pour justifier les ignominies que tu m'as fait souffrir ? Qu'ai-je fait pour que tu agisses ainsi contre moi ? T'ai-je demandé d'entrer dans ton jardin, m'as-tu vu prendre du plaisir de ce qui s'y trouve, ai-je utilisé quoi que ce soit qui t'appartienne ?"

A ces mots, le serviteur félon n'ayant rien à répondre baissa la tête et fit silence.

 

Le roi, reprenant la parole, dit alors : "Je ne te traiterai pas autrement que tu l'as fait pour moi ; ton injustice se retournera contre toi, ta violence retombera sur toi : tu seras à jamais enchaîné et ligoté dans ce cachot !" A l'instant, il fut obéi. Puis il ordonna que tous ceux qui étaient enfermés là soient libérés3 et que fut détruit tout ce lieu, jardin et fosse, où tant de malheureux avaient souffert. Puis, lorsque toutes traces de ce lieu eurent disparu, le roi ayant terrassé son ennemi retourna victorieux et triomphant à son palais.

 

Et bien sûr, les indispensables notes : 

1Le terme kénose (du grec κένωσις) désigne la manière dont Dieu le Verbe, seconde personne de la Trinité divine devient humain pour sauver l'humanité, ainsi que l'écrit l'Apôtre Paul dans son Épître aux Philippiens (2.6) : « Lui qui est de condition divine, n’a pas revendiqué jalousement son droit d’être traité comme l'égal de Dieu. Mais il s'est dépouillé (έκένωσεν) lui-même, prenant condition d'esclave, et devenant semblable aux hommes. S'étant comporté comme un homme, il s'humilia plus encore, obéissant jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix ! »

2 On trouvera une autre version, différente sur certains points, de ce mathal (ou, pour le dire en grec, de cette parabole) chez Théodore Abu Qurra, dans un texte transmis en grec : "Sur les cinq ennemis dont nous avons été délivrés". Traité grec n° 1 chez Migne, PG 97 coll. 1461-1470, traduction anglaise : Lamoreaux, "Theodore Abu Qurrah translated", 2005, p 249. Roggema ("King parables") en signale une autre version dans le "Kitab al-Burhan" (Livre de démonstration) de Pierre de Beit-Ras (précédemment attribué à Eutychius d'Alexandrie).

3 Les verrous de fer qui tombent, le diable lié et les captifs libérés sont (parmi d'autres encore) des éléments qui proviennent de la lecture liturgique de la Résurrection du Christ, que l'on retrouve dans l'icône de la "Descente aux enfers". La fresque (XI° siècle) que j'ai mis en tête de ce billet est à la cathédrale St Marc de Venise.

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