La légende du semeur

Publié le par Albocicade

Il y a quelques jours, nous étions, Dame mon épouse et moi-même dans la campagne Roannaise pour une rencontre dont je vous toucherai mot un de ces jours.

Ayant un peu de temps, nous avons mis les pieds dans la vieille église de St Maurice, au pied du vieux donjon. Banale en apparence, elle recèle des fresques du XIIIe siècle, dont une en particulier retint mon attention.

St Joseph tenant l'âne sur lequel se trouve Marie avec Jésus. Plus loin, un soldat en cotte de maille.

Parbleu ! La "fuite en Egypte", avec les soldats d'Hérode à la poursuite des fuyards.

Pourtant un personnage supplémentaire se tient entre le soldat et Marie : un semeur.

Bigre… la "légende du semeur", bien sûr. Le thème est connu : c'est un des ces "miracles" qui – comme celui de "l'araignée" ou celui de "la sauge" – montrent que le divin fuyard reste maître de la situation. Aussi, alors même que des hommes mauvais cherchent à attenter à Sa vie, la nature reste une fidèle servante du Maître de l'Univers.

 

Je vous en donne le récit qu'en fait Jean des Preis (ou Jean d'Outremeuse) dans son ouvrage en français (bon, en "vieux français"… il est mort en 1400)  " Ly Myreur des Histors"

 

Et comme je suis gentil, j'ai mis le texte en français moderne. Mais pour ne priver personne, vous trouverez ensuite l'épisode dans sa forme originale (du moins selon l'édition de Borgnet, en 1864).

 

Et Notre-Dame partit en direction de l'Egypte, dans une grande crainte, et  Joseph les menait. Durant leur chemin, ils vinrent à passer près d'un homme qui semait du blé. Marie le salua et lui demanda le chemin vers l'Egypte, et l'homme lui dit fort doucement : "Continuez le chemin que vous suivez, jusqu'au moment où vous trouverez une aubépine ; puis prenez le chemin a droite, en longeant les bocages; après vous trouverez un ruisseau, qui coule du paradis terrestre. Quant vos aurez passé cette eau, vous serez en sécurité, car nul voleur n'ose y habiter. »

Puis ils partirent. Mais Jésus secoua Joseph, et lui demanda de dire à cet homme que si les gens du roi Hérode lui demandent s'il nous a vu passer, qu'il réponde "Oui, quand il semait les blés". L'homme entendit bien Jésus, et il lui parla ainsi: «Enfant, par ma loi, volontiers.» Puis ils partirent. Mais avant longtemps, les gens d'Hérode arrivèrent et demandent à cet homme s'il avait là vu passer un homme qui conduisait une femme sur une mule et un enfant, dont on leur avait dit qu'ils allaient dans cette direction. Quand l'homme les entendit, il répondit ainsi : «Oui, je les ai vu passer quand je semais ce blé que vous voyez mûr pour la moisson, et depuis, je n'ai vu personne passer.» C'est ainsi que les gens d'Hérode repartirent, et l'homme vit fort bien que c'était Dieu qui était passé par là le matin, et il se dit qu'il irait à sa suite et le servirait, et qu'il refuserait d'avoir femme ni enfants.

Le lendemain, au petit matin, l'homme s'en alla à la suite de Notre-Seigneur; il trouva sur le chemin les traces des pas que la mule avait faite, et l'homme s'abaissait à terre et les embrassait, en priant Dieu qu'il lui laissât retrouver la mère et 1'enfant. Et il alla si loin qu'il passa le pont de l'eau qui séparait les terres. Et là,il trouva sainte Marie qui tenait son fils Jésus , les salua et dit : «Dame, laissez-moi aller avec vous, et je vous servirai ; je suis l'homme qui hier matin semait le blé qui est déjà mur ; c'est pourquoi je suis venu après vous parce que je sais bien que c'est Dieu que vous tenez, par qui sera sauvé le monde entier.» Quand Marie entendit cet homme, elle l'a retenu avec elle.

Cet homme fut ensuite le grand ami de Jésus-Christ, car Dieu l'instruisit et 1'enseigna tant qu'il devint prêtre et moine, et cet homme s'appelait Amadus, et c'est saint Amadus.

 

Texte original :

 

Et Nostre-Damme sen alloit tendant vers Egypte mult espawentee, et Joseph le conduisoit. Si ont tant alleit, que ilh vinrent passant deleis I proidhons qui des bleis semoit; Marie le saluat et li demandat le chemin vers Egypte, et li proidhons li dest mult douchement : "Vos en yreis toudis le chemin que vos aleis, tant que vos trovereis une arbrespine ; puis tenreis le chemien a diestre, en costiant les boscaiges; apres trovereis unc riweseal, qui est de fluis de paradis terrestre. Quant vos sereis passeis celle aighe, se sereis a segure, car nuls larons n'y oise habiteir. »

Atant sont partis. Mains Jhesus huchat Joseph, et li dest qu'ilh dit a chis proidhomme que se les gens le roy Herode le demandent s'ilh nos at veyut passeir, si responde oilh quant ilh semoit les bleis ; ly proidhons entendit bien Jhesus, si li dest: « Enfes, par ma loy, volentirs. » Atant sen vont: mains ilh ne furent gaire long, quant les gens Herode sont là venus, et demandent a proidhomme s'ilh avoit là veyut passeir I homme qui conduisoit une femme sour unc mule et I enfant, que ons leur avoit racompteit qu'ilh s'en aloient par là. Quant li proidhomme les oiit, se respondit : « Oilh, chi les vey passeir, quant je semay chesti frument que vos veies maours por colhir; depuis je ne vey chi personne passeir. » Enssi retournarent les gens Herode, et ly proidhons veit mult bien que chu astoit Dieu qui là avoit passeit le matin; se dest que ilh yroit apres luy et le sierverat, et refuserat 1 femme et ses enfans.

Lendemain, droit al matin, s'en allat ly proidhons apres Nostre-Saingnour; si trovat en son chemien les pas que ly mule avoit faite, et li proidhons s'abassoit a terre et les baisoit, en depriant Dieu que ilh ly laisast retroveir la mere et 1'enfant. Tant alat li proidhomme, qu'ilh at passeit le pont del aighe qui departoit les terres. Et là encontrat-ilh sainte Marie qui tenoit son fis Jhesus , se les saluat et dest : « Damme, laisies-moy alleir awec vos , se vos serveray ; je suy li hons qui hire matin semoit le frument , qui ja est maours ; portanl suy venus apres vos que je sçay bien que chest Dieu que vos teneis, par qui salveis sierat tout le monde. » Quant Marie entendit le proidhomme, se l'at retenut awec lee.

Chis proidhons fut puis ly gran amis de Jhesu-Crist, car Dieu l'endoctrinat et 1'ensengnat tant, que ilh fist messe chanteir et son santisme corps sacreir. Et fut chis hons nommeis Amadus, et chest sains Amadus.

 

Et si la chose vous agrée, il y a une étude fort intéressante de ce sujet par M. Poucet…

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P
Ce type de miracle se retrouve dans le récit de la vie de sainte Radegonde : le village de Saix (département de la Vienne 86120) aurait été le lieu du « Miracle des Avoines », miracle réalisé par Sainte Radegonde, alors reine des Francs par son mariage avec Clotaire 1er. Fuyant son mari, elle se serait réfugiée avec deux de ses servantes dans sa villa située sur la paroisse de Saix. Traversant un champ, poursuivie par des cavaliers appartenant au roi des Francs, Radegonde demanda au paysan, occupé à semer de l'avoine, de ne pas révéler sa présence et de répondre que personne n'était passé depuis qu'il avait semé. Avant que les cavaliers n'arrivent, le champ se couvre d’avoine, permettant à la reine et à ses suivantes de se cacher. Les soldats, voyant un champ prêt pour la moisson au sortir de l'hiver, y ont vu un signe divin et ont rebroussé chemin. Un oratoire, agrandi en 1876 est devenu la chapelle Sainte-Radegonde et rappelle ce miracle. En 1970, Mme Andrée Gavens, peintre, a décoré les murs intérieurs en s'inspirant de la vie de Sainte Radegonde. Traditionnellement, à l’issue de la messe du 15 août à Saix, une procession est faite jusqu’à la chapelle. C'est un épisode intéressant. Merci pour cette version inédite et médiévale de la « fuite en Égypte », illustrée par cette belle fresque.
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A
Effectivement, P. Georges, le "miracle des avoines" et la fête qui y a été associée (Ste Radegonde des aveines) est mentionnée par M. Poucet dans l'étude que je signale en fin de mon billet.