Une belle âme

Chaque année, durant les mois d'été, le village reçoit un prêtre étranger, généralement africain.
Il vient passer deux gros mois, pour aider la paroisse catholique, et peut-être découvrir quelque chose qu'il ne connaît pas.
Au fil des années, j'en ai vu passer un certain nombre dont plusieurs ne m'ont pas convaincu… comment s'appelait-il, ce "sapeur", pour qui seule l'apparence vestimentaire semblait importante ? Ou cet autre qui, caricature de l'Africain, s'exprimait en un langage rendu incompréhensible par un accent puissant et des tournures de phrases indéchiffrables ?
En théorie, cela ne me regarde pas vraiment. Mais bon, le village est petit, les relations entre les diverses églises sont bonnes, et j'ai toujours l'idée que si l'on peut rendre service, pourquoi ne pas le faire.
Aussi, chaque début d'été, je rentre en contact avec le curé de passage, pour lui proposer – gratuitement, cela va de soi – la "bibliothèque numérique" que je cumule depuis des années.
Ce fut donc aussi le cas, l'été dernier, et le jeune prêtre accueillit avec intérêt mon offre, comprenant immédiatement que, de retour au Burkina, il pourrait en faire des copies pour les étudiants du séminaire.
Notre premier contact fut donc sympathique. Il lui fallait se munir d'un disque dur pour que je puisse lui fournir les centaines d'ouvrages numérisés.
Le dimanche suivant, je passais dans la rue, devant l'église, et croise une carmélite amie se rendant à la messe.
La bise. Comment ça va ?
- Bien.
- Et votre nouveau prêtre ?
- Il a l'air très bien, mais on ne le comprend pas, on l'entend trop mal…
- Ah ?
- Oui, viens avec nous si tu veux…
Je monte à l'église, me cale au fond de la nef et écoute. Attentivement.
Effectivement, la voix trop sourde, intériorisée ne porte pas.
Deux ou trois soirs plus tard, j'aperçois de la lumière à la cure. Je toque.
- Salut, tu vas bien ?
- Oui, je viens te parler de la manière dont tu célèbres.
- Ah ?
- Oui, comme tu sais, je ne suis pas de la paroisse, et du coup, il n'y a aucun enjeu… mais dimanche, j'étais dans l'église… on ne comprend presque rien, on ne t'entend pas…
Je crains de le voir ciller, ou se crisper. Il n'en fait rien.
Souriant, il répond : "Bon, explique-moi ce que tu veux dire".
Je lui parle de faire porter la voix, de s'exprimer plus lentement, de bien comprendre que selon où il se trouve, les micros ne rendent pas la même clarté, j'ose lui dire que "célébrer, c'est être sur une scène : les paroissiens doivent bien comprendre ce que tu dis…"
Il acquiesce, se prête même à des exercices pour mieux pousser sa voix.
Le voyant si volontaire, je tente une critique de son sermon : trop long, tentant de traiter trop de sujets à la fois, trop impersonnel aussi.
Quiconque me connaît apprécierait le paradoxe, moi qui suis incapable de parler en public, mais lui ne semble pas s'offusquer.
Nous nous quittons ce soir là bons amis, et il me rappelle que dès qu'il aura pu se procurer un disque dur, il me recontacte.
Environs deux semaines plus tard, je recroise l'amie carmélite qui me dit : "Je ne sais pas ce que tu as dit au Père Bruno, mais le dimanche suivant, on comprenait absolument tout ! Après la messe, je suis allée le remercier, et il m'a dit que c'est toi qu'il faut remercier…"
Je suis stupéfait. Non seulement il n'a pas refusé de se faire morigéner par un quasi inconnu pas même catholique, mais en outre il a scrupuleusement tenu compte de mes remarques.
Nous nous sommes revus, deux ou trois fois, pour qu'il puisse prendre en main la "bibliothèque numérique", ou échanger sur tel ou tel texte de l'évangile sur lequel il devait prêcher.
La veille de son départ, il y avait un "pot de l'amitié", où je fus convié. C'était aussi son anniversaire : le jeune prêtre avait 50 ans ce jour là.
Puis il est reparti, me laissant le souvenir d'un homme d'exception. Nous reverrions-nous un jour ? Peu importait : nous avions déjà partagé un bout de chemin de qualité.
Le 21 avril au matin, je reçois un mail du Burkina. Un homme se présentant comme le frère du P. Bruno écrit :
Il me charge de vous écrire pour vous informer qu'il malade depuis maintenant plusieurs mois. Il passe une Pâques difficile car couché dans un hôpital à Ouagadougou. Il souffre beaucoup. Je suis avec lui. Il se recommande à vos prières. Priez s'il vous plaît pour lui.
Merci.
Je réponds rapidement, un peu surpris (se pourrait-il qu'il s'agisse d'un fake ?), puis partage ce mail avec une amie de la paroisse catholique qui promet de se renseigner. Le lendemain matin, j'apprend qu'il est décédé dans la journée du 21, le dimanche de Pâques catholique.
J'aurais pu ne jamais le savoir, ou ne l'apprendre que dans plusieurs années. Mais voila, le P. Bruno était un homme non seulement humble, mais aussi prévenant.
Je peux imaginer le vide qu'il va laisser dans le cœur de ceux qui le côtoyaient.
Alors, mon "frater Bruno" que Dieu t'accorde la "Mémoire éternelle".