Sixième demande

Publié le par Albocicade

Bon, je sais, ce n'est pas idéal de recycler ses courriers persos sur un blog.

Mais voila, je retombe sur un courrier ancien (qui date de bien avant la "réforme catholique – adoptée par les protestants – du Notre Père), et je me dis que ce n'est peut-être pas totalement dénué d'intérêt.

Donc, voici :

Cher ami,

Vous m'interrogez sur une phrase du "Notre Père".

Quel est donc le texte ? Mathieu (6.13) et Luc (11.4) sont en parfait accord (ce qui est rare dans le texte du Notre Père) pour transmettre les mots que le Seigneur a prononcé en araméen par : "και μη εισενεγκης ημας εις πειρασμον" , ce qui est complété dans le texte transmis par Matthieu par "αλλα ρυσαι ημας απο του πονηρου" .

Que signifie précisément cette première phrase ?

 

Mot à mot, cela se traduit : "et ne nous conduis pas en ten­tation", avec une nuance forte, puisqu'il s'agit non pas de ne pas être "approché" de la tentation, mais d'y être conduit "en plein coeur", "jusque dans" (εἰς). 

 Nous lisons donc : "Ne nous emmène pas au coeur de la tentation".

Que penser de cette formulation ?                                                                                               

 

Elle pourrait donner à penser que c'est Dieu même qui nous tente, et qu'il faudrait voir en lui un ennemi potentiel qu'il faudrait amadouer à coup de prières. Une approche pour le moins choquante. Cependant, il est à noter qu'aucun des auditeurs de Jésus n'est présenté comme ayant été choqué par cette parole (ce qui n'est pas le cas pour certaines autres paroles du Christ).

Pourquoi ? D'abord, parce que ce type de formulation n'est pas unique dans le judaïsme, et ce dès l'époque du Sauveur. En témoigne cette prière qui figure dans le Talmud de Babylone - Traité Berakoth 60 b. - prière que Jésus a bien pu connaître : 

"Ne conduis pas mon pied dans la puissance du péché ,

Et ne m'emmène pas dans la puissance de la faute,

Ni dans la puissance de la tentation,

Ni dans la puissance de l'infamie."

Que faut-il donc comprendre ? Une lecture "littérale" du texte nous amènerait en fait à faire un contresens absolu. C'est justement ce contresens que le saint apôtre Jacques repousse,  lorsqu'il écrivait : "Que nul, s'il est éprouvé, ne dise : c'est Dieu qui m'éprouve. Dieu en effet n'éprouve pas le mal, il n'éprouve non plus personne" (Jc 1, 13).

 

Un épisode de la vie de Jésus, d'ailleurs est à cet égard sans ambiguïté : il s'agit de la "Tentation au désert". Trois des évangiles nous rapportent le contexte de cet épisode, avec des nuances de vocabulaires. Sans faire le détail de Marc (1.12-13) et de Luc (4.1-2), je voudrais retenir simplement la formulation de Matthieu 4.1 :

"Alors Jésus fut conduit par l'Esprit dans le désert

pour être tenté par le diable."

Notons donc que c'est "dans le désert" que l'Esprit conduit Jésus, mais que le tentateur, c'est le diable, ou, pour employer le langage technique de la grammaire, que le "causatif" revêt ici une nuance "permissive".

Je n'irais pas plus loin dans l'exégèse de ce texte, vous laissant ce soin.

 

Cependant, vous aurez noté au passage que les paroles mêmes de Jésus sont susceptible d'être prises (à tort) dans un sens particulièrement  abrupt, pour ne pas dire plus. 

 

De même, lorsque lisant cette "traduction oecuménique" que vous semblez abhorrer, vous trouvez une formulation qui vous semble susceptible d'être prise en mauvaise part, voire "blasphématoire", peut-être devriez-vous user de prudence.

Il m'arrive d'être en désaccord avec des traductions (par exemple ce que j'ai pu lire de la "Nouvelle Traduction" des éditions Bayard, dont les principes même de réalisation me semblent contestables), mais en première analyse, j'applique la "présomption d'innocence" : le (ou les) traducteur(s) a probablement eu des raisons de faire le choix qu'il a fait, raisons qui ne m'apparaissent pas forcément en première lecture. Il n'est pas courant qu'une traduction soit le fait d'une inadvertance (cela arrive, cependant, mais de manière rarissime), surtout lorsqu'elle est soumise à un tel contrôle collégial... Je dois, bien évidemment, reconnaître que la traduction "oecuménique" du Notre Père ne me donne pas entière satisfaction... mais force m'est aussi d'avouer que ce texte (outre sa "double version" par Matthieu et Luc) comporte un nombre impressionnant de difficultés. 

 

Ce qui revient à reconnaître que, pour le moment, aucune traduction (pas même une éventuelle traduction que j'aurais l'outrecuidance de faire – ce dont je me garde bien – ne me donne entière satisfaction. Alors, comment puis-je prier dans des mots dont – le premier – je reconnais l'imperfection ?

 

Je le fais dans la foi au Sauveur. Je le fais en considérant que ces traductions sont comme des balbutiements.

Je le fais en considérant que même si nous utilisions une traduction parfaite, idéale, inattaquable, ma pauvre tête (et pis encore, mon pauvre coeur) n'en saisirait pas le quart du centième...  Car ma prière est celle d'un pécheur, qui unis à d'autres pécheurs, ose s'adresser à Dieu en l'appelant "Père", et surtout, en lui disant "Notre Père".

 

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