Interview sur la spiritualité orthodoxe

En juin 2018, j'ai été sollicité pour répondre à une interview[1] sur la spiritualité orthodoxe. La demande émanant d'une revue protestante francophone à laquelle il m'arrive de collaborer par la production de quelques commentaires sur des textes bibliques[2], il m'était difficile de me récuser, quand bien même je ne suis un spécialiste de rien, et surtout pas de spiritualité.
Quoiqu'avec hésitation, j'ai finalement décidé de vous la partager, en précisant le contexte dans lequel elle a été réalisée.
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Les chrétiens orthodoxes pratiquent-ils la méditation ?
S'il s'agit de la pratique extrême-orientale (qu'elle soit zen, bouddhiste ou autre) de se placer face au "vide" pour faire le vide en soi, alors non, ceci n'existe pas dans l’orthodoxie. Cependant il existe dans l'Eglise orthodoxe une forme de prière qui lui a souvent été comparée pour la forme, et que l'on appelle l'hésychasme (du grec "hésychia", le calme), qui a pour objectif de se rendre disponible, perméable à Dieu, à la lumière divine en suivant une discipline ascétique visant à ne plus être ballottés par nos propres pensées, pour se tenir apaisé et silencieux aux pieds du Sauveur. Cette pratique ascétique rigoureuse, suivie plutôt par des moines que par des laïcs, s'accompagne de la prière "Seigneur Jésus-Christ, Fils du Dieu vivant, aie pitié de moi, pécheur" répétée inlassablement – l'Apôtre ne nous invite-t-il pas à "prier sans cesse" ?
En fait, tout orthodoxe peut prier ainsi de temps à autre au cours de ses activités quotidienne, rythmant la prière par l'égrènement d'une sorte de chapelet en laine (le "tchotki") ; mais l'hésychasme en tant que tel s'accompagne d'une ascèse de vie rigoureuse, et on ne saurait s'y investir sans l'accompagnement d'un ancien expérimenté, car le risque de l’illusion est bien réel. En effet, si dans la prière, on pense recevoir une réponse, la question se pose : cette réponse vient-elle de Dieu, ou du démon, ou encore de nous-même ?
Mais d'une manière générale, le chrétien orthodoxe "normalement pieux", le paroissien de base, n'a pas de "pratique méditative" spécifique... il lui suffit de se savoir "devant Dieu".
Comment les orthodoxes se « placent-ils devant Dieu » ?
Pour un chrétien orthodoxe, Dieu est "partout présent", et son quotidien est accompagné de cette présence, en particulier grâce aux icônes et au signe de croix. Quant il se signe – où que ce soit – un orthodoxe se place dans la présence de Dieu qui est "Père, Fils et Saint Esprit" et sous sa protection. Dans sa maison, un orthodoxe a des icônes éclairées par une bougie ou une lampe à huile. Par l'icône, le croyant voit le Christ, "vrai Dieu et vrai homme" ; il croise son regard. De même, il y a l'icône d'un saint, un chrétien qui a fidèlement suivi le Christ, et qui nous invite à faire de même.
Et c'est devant ces icônes que l'on va prier, à la maison. Avec nos mots, certes, mais aussi avec les mots de l'Eglise (qui deviennent nos mots), car on ne prie pas seul, mais prier est un acte d'Eglise.
Et bien sûr, il y a les temps "à l'Eglise" : vêpres le samedi soir, "Divine Liturgie" le dimanche matin où abondent aussi icônes et cierges. Comme le disait un ami prêtre : "Dans l'Eglise, les saints sont sur les murs ; mais sur le plancher il n'y a que des pécheurs". Quant aux cierges, quoi que l'on fasse, leur flamme monte toujours, comme aussi notre prière.
Quelle est la place de la Bible dans cette approche ?
Le texte biblique, compris comme les récits de moments où l'on voit Dieu manifester sa bonté, se manifester, intervenir ou se tenir en retrait selon les événements décrits, nourrit en permanence notre spiritualité, mais d'une manière radicalement différente de celles des protestants. On pourrait dire que pour un protestant, la Bible a été écrite "pour lui". Pour un orthodoxe, la Bible a été donnée à l'Eglise. Cette différence provient d'une rupture aussi tardive qu'importante : avec l'invention de l'imprimerie, la Bible a pu devenir un objet de possession individuelle. Mais avant cela, depuis le temps des Apôtres et durant quinze siècles les copies manuscrites étaient rares et chères. Aussi, c'est à l'Eglise que l'Ecriture sainte – concernant le Christ annoncé par les prophètes, et vu par les apôtres – est lue et commentée, particulièrement les dimanches et toutes les fêtes lors des homélies. D'autre part, le texte de la Liturgie est en permanence entre-tissé de citations, d'allusions et de réminiscences bibliques dont le croyant s'imprègne, même s'il serait bien incapable d'en donner les références. Par ailleurs, lorsqu'un un orthodoxe lit la Bible en privé (généralement, ce sont plutôt les Evangiles, ou les Psaumes), il sait qu'il la reçoit de l'Eglise qui la proclame depuis le temps des Apôtres. Il ne va donc pas chercher à trouver de l'inédit, ou à lire "toute la Bible", mais à s'en imprégner, pour se rapprocher du Christ. Et s'il trouve un passage difficile, il va alors se tourner vers des auteurs reconnus pour leur fiabilité dans la foi, comme St Basile, St Jean Chrysostome ou encore St Cyrille de Jérusalem qui ont commenté l'Ecriture dans leurs homélies ou leurs catéchèses. Par contre, les "groupes d'étude biblique" ou les gros commentaires exégétiques ne sont pas du tout caractéristiques de la pratique des orthodoxes.
Quel est donc le sens, pour un orthodoxe, du verset : « Arrêtez et sachez que je suis Dieu », par exemple, ou de « méditer la loi de l’Éternel nuit et jour » ?
S'arrêter, regarder une icône du Christ, et savoir qu'il est Dieu. Comprendre que toute la Loi ancienne préparait la venue du Christ, l'annonçait. Ainsi, au Buisson Ardent, il y a certes la vocation de Moïse, mais ce buisson qui brûle sans être détruit, et qui contient Celui que rien ne peut contenir, nous y voyons une préfiguration de l'Incarnation du Sauveur : lorsque Marie est enceinte de Jésus, elle contient en elle celui que les cieux ne peuvent pas contenir et qui est un feu dévorant. En même temps, le buisson n’est qu’un buisson : Marie, tout comme nous, est humaine…
La Liturgie est un moment où le temps est suspendu, où nous "déposons tous les soucis de ce monde" pour "recevoir le Roi de toutes choses invisiblement escorté par les armées des anges", un temps qui associe prière, joie et beauté. Les textes qui y sont lus et chantés ne sont pas pris au hasard, selon "l'inspiration du moment" mais sont prévus d'avance suivant un ordre rigoureux auquel il n'est pas question de déroger. Cela permet, année après année, d'approfondir le sens de l'Evangile du jour, ou de la fête en question.
Mais l'intellect n'est pas seul sollicité, le corps aussi participe à la prière : par les signes de croix et prosternations, mais aussi lorsqu'on regarde les fresques et icônes des fêtes qui "montrent" des moments de "l'Histoire de notre Salut", ou encore lorsque l'odeur de l'encens s'élève "comme la prière", de sorte que tous – des plus simples aux plus instruits – y trouvent de quoi nourrir leur foi.
Et toute la liturgie est un incessant va et viens entre la contemplation "du règne du Père et du Fils et du Saint Esprit" et la supplication à cause de notre misère : ce que nous sommes n’est pas brillant, mais Dieu est présent, et lui qui est "bon et ami des hommes" est là en notre faveur. Car être chrétien ne signifie pas que Dieu va nous transformer en clones béats ; mais qu'optimistes ou pessimistes, joyeux ou inquiet, Dieu est avec nous, et c'est avec lui que nous avançons.
Quelle est l’utilité, pour vous, d’un guide pour lire la Bible ?
Cela me semble nécessaire ; c'est déjà, d'une certaine manière, une lecture "en Eglise". En effet, une lecture toute "individuelle" de la Bible est la porte ouverte à toutes les dérives. De fait, je ne suis ni le premier lecteur des Ecritures, ni le plus compétent. D'autres m'ont précédé, qui étaient plus spirituels, plus expérimentés, et j'aurais bien tort de mépriser ce qu'ils en ont reçu au prétexte – par exemple – que je sais lire aussi bien qu'eux. Le risque de se croire "seul lecteur", en effet, est que ce que je retienne ne soit plus le témoignage des prophètes et des apôtres , mais "ma lecture, mon interprétation" de ce témoignage, et qu'au final ce soit ma subjectivité qui fasse loi.
A ce propos, le "sola fide" des Réformateurs sonne curieusement à des oreilles orthodoxes. Il s'agissait de savoir si l'on est sauvé par la foi ou par les oeuvres. Pour un orthodoxe, la question est mal posée, et par conséquent la réponse ne pourra qu'être problématique. C'est en effet comme demander à quelqu'un : « Es-tu le fils de ton père ou de ta mère ? » À cette question Martin Luther, marqué tant par sa douloureuse expérience monastique que par sa découverte enthousiaste de Romains 1.17 a répondu qu'on est sauvé par « la foi seule » (sola fide). Mais cette réponse s'accorde alors fort mal avec d'autres textes tout aussi bibliques comme la parabole du Jugement Dernier (Matthieu 25.31-46) ou l'Epître de Jacques. Plutôt que d'opposer la foi et les oeuvres, l'Eglise orthodoxe les considère comme devant oeuvrer ensemble.
En effet, la découverte d'un verset qui me touche peut être une grâce, mais je risque, en l'érigeant en principe central, unique, de biaiser toute ma compréhension des Ecritures, voire de dériver par rapport à la foi de l'Eglise.
C'est pourquoi l'homélie est importante comme commentaire de l'Ecriture : elle nous permet de la recevoir selon le "sens de l'Eglise". Souvent, pour un texte donné, plusieurs lectures sont possibles, mais toutes ne sont pas utiles. Par exemple, lorsque Philippe, dans le Livre des Actes, est amené à expliquer le passage du "Serviteur souffrant" à l'Ethiopien, il ne va présenter qu'une seule lecture de ce texte : le "serviteur souffrant", c'est Jésus qui a donné sa vie pour le salut du monde.
En ce sens, un commentaire comme le Guide permet de prendre un peu de recul par rapport à une lecture trop immédiate, trop hâtive des Ecritures : c'est une bonne chose.
Précisions :
[1] J'ai raconté ici la manière dont s'est passé cette interview réalisée par Mme Lefebvre-Billiez, Rédactrice en chef du "Christianisme Aujourd’hui".
[2] Il s'agit de "Le Guide", qui propose des lectures suivies des saintes Ecritures (dans le cadre du Canon protestant pour l'Ancien Testament), commentées, publié par la "Ligue pour la Lecture de la Bible".