Tri sélectif dans le Coran ?

Il y a déjà quelques mois, j'avais envisagé de faire ce billet : juste comme ça, parce que ça fait partie des choses à savoir pour comprendre le monde qui nous entoure et qui, parfois s'impose à nous avec "vigueur".
Et puis, trop de bouleversements, de fatigue... j'ai laissé filer le temps, passant à autre chose. Et c'est le temps qui m'a rattrapé, l'actualité : ne vient-on pas de publier un Manifeste «contre le nouvel antisémitisme», réclamant que "les versets du Coran appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants soient frappés d’obsolescence".
Ou, en d'autres termes, que certains versets du Coran soient considérés comme supprimés.
Or, cela s'est déjà produit dans le passé.
Je ne veux pas, ici, évoquer ces versets que certains musulmans récitaient, et qui disparurent purement et simplement lors des recensions d'Abu Bakr et d'Uthman[1], mais dont on connaît l'existence par le récit de ces recensions.
Non, mon propos touche une règle d'exégèse coranique, quasiment universellement acceptée[2] : la règle "de l'abrogeant et de l'abrogé" (nâsikh et mansûkh). Partant du principe qu'il ne saurait y avoir de contradiction dans le Coran, il a fallu trouver une solution pour gérer les "difficultés" qui existent pourtant bel et bien dans le texte fondateur de l'islam. Si donc on "croit" constater une contradiction, c'est qu'on ne tient pas compte de la séquence de "révélation" : un verset a pu être "révélé" à un moment donné, pour une situation donnée, mais un autre verset peut avoir été révélé ultérieurement, donnant le cas général. La règle retenue, c'est (schématiquement) que le verset révélé en dernier sur un même sujet abroge[3] le ou les versets antérieurs qui auraient dit quelque chose de différent, de sortes que ces versets sont au final considérés comme n'ayant pas d'existence actuelle (même s'ils sont toujours imprimés dans les éditions du Coran), et donc pas d'application.
En fait, c'est un peu comme en matière juridique : un texte de loi peut voir son application précisée ou modifiée par la jurisprudence, voire être supprimé par un texte de loi ultérieur.
Une précision pratique s'impose toutefois à l'exégète novice : les textes du Coran, ne sont absolument pas rangés par ordre chronologique. Il faut donc se référer aux "périodes" de la "révélation" : médinoise, ou mecquoise. L'étude de cette question pose toutefois un constat... problématique : alors que durant la période mecquoise Muhammad est relativement ouvert à une coexistence pacifique avec les "peuples du Livre" (respectivement Sabéens, Juifs et Chrétiens), durant la période suivante, à Médine, le ton se durcit, pour devenir parfois fort agressif. Et selon la règle énoncée, ce sont les texte médinois qui ont force de loi.
Certains ont tenté de lancer une réflexion théologique pour que la période mecquoise prime sur le période médinoise, sans succès. Et quand je dis "sans succès", je suis poli : en 1985, le soudanais Mahmoud TAHA a été condamné à mort pour apostasie et pendu avec l'approbation du monde sunnite[4]. Il ne fait pas toujours bon mettre en cause le consensus islamique...
Autrement dit, pour en revenir à la question de départ, faire une "sélection" dans les textes coraniques n'est pas un problème, le problème c'est plutôt ce qui en est gardé. Car si le Coran est le livre fondateur de l'islam, il n'est pas l'unique référence : l'islam, c'est tout autant le Coran que le Hadith (les Traditions et récits sur Mahomet et se proches) et que la Charia (la jurisprudence pour l'application du droit coranique). Quatorze siècles de pratiques diversifiées, se traditions multiples et antagonistes ; de dominations politique et d'asservissement colonial ; de guerres "saintes", de conquêtes et de revers ; d'exégèses et de commentaires... qui ont façonné un regard, une pensée qui dépasse le cadre même des versets du Coran[5].
Aussi, les idéalistes du "Manifeste" cité plus haut risquent fort d'être déçus.
Plein de notes utiles
[1] Les textes appris par coeur comportaient des variantes, parfois importantes, variantes que les premiers "califes" s'efforcèrent de faire disparaître pour que tous les musulmans aient le même Coran.
[3] Les modalités d'abrogations sont multiples, comme cela est détaillé ici.
[4] La mosquée Al-Azhar et la Ligue islamique mondiale
[5] Pour rappel, c'était précisément le thème de la petite "étude" que j'avais intitulé "La première sourate du coran, les juifs et les chrétiens : un problème insoluble ?"