Encrés ?

Il m'est à quelques reprises, même si ce n'est pas vraiment mon truc, arrivé de parler de tatouages sur ce blog (en l'occurrence, ici et là ; et même, mais c'est un peu différent, là).
Et il y a environ 6 mois, je tombe sur une page internet où il est affirmé, en se référant à un certain "council of Calcuth" que le tatouage serait recommandé par l'Eglise.
Allons bon... voila qui me semble curieux.
Après quelques recherches, je trouve enfin trace dudit "Concile de Calcuth" dans l"Histoire ecclésiatique" de l'abbé Fleury[1], où il est précisé que ce concile s'est tenu en Northumberland (donc à la limite sud de l'Ecosse) , en l'an 787.
Le bon abbé Fleury précise que
"On y dressa vingt canons, dont le premier recommande la foi de Nicée et des six conciles généraux. Ils n'avoient pas encore de connaissance du septième. On défend de baptiser hors le temps réglé par les canons, c'est-à-dire à Pâques, sans grande nécessité. .../... On défend tous les restes de superstitions païennes, comme les augures, les divinations, les enchantements, les sorts pour juger les procès; et même certaines coutumes de soi indifférentes, comme de se teindre ou piquer la peau à la manière des Pictes, de défigurer les chevaux en leur fendant les naseaux, leur coupant les oreilles ou la queue, d'en manger la chair."
"Se teindre ou piquer la peau à la manière des Pictes"...voila qui est incontestablement une allusion aux tatouages[2], et pas pour les recommander. Mais bon, ce n'est là qu'un résumé. Les canons en question ont-ils survécu, et si oui, que disent-ils précisément.
L"Histoire chronologique et dogmatique des conciles de la chrétienté"[3] semble donner le texte des canons de ce concile de "Celchyt, ou Calchut (Calchutense)". Pour autant, au canon 19, il est flagrant que c'est un résumé bien insuffisant. Bon, on progresse pas à pas.
Je sais maintenant que c'est le canon 19 que je dois trouver.
C'est donc le Tome VI des "Sacrosancta Concilia"[4] de Labbe qui me donnera le texte complet des canons de ce concile. Bon, en latin, mais c'est déjà ça.
Pour la partie[5] de ce dix-neuvième canon concernant les tatouages, je prend la traduction de Renaut que j'ai fini par dénicher.[6]
"Nous ajoutons ce chapitre dix-neuf pour que chaque fidèle chrétien prenne exemple sur les hommes catholiques ; s'il a subsisté quoi que ce soit du rituel des païens, qu'on l'extirpe, qu'on le condamne, qu'on le rejette. Car Dieu a créé l'homme beau, qu'il s'agisse de sa parure ou de son aspect, tandis que les païens, inspirés par le diable, l'ont recouvert des plus abominables cicatrices, comme le dit Prudence : "Il a teint la terre innocente de taches sordides". Il fait manifestement injure au Seigneur, celui qui enlaidit et défigure sa créature. Certes, si quelqu'un avait supporté l'injure de la teinture pour Dieu, il aurait reçu pour cela une grande récompense. Mais quiconque agit de la sorte par superstition païenne, cela ne lui est d'aucun profit pour le salut, de même que la circoncision charnelle des Juifs n'est d'aucun profit sans la fidélité du coeur".
A dire vrai, Renaut considère que ce texte concerne non des tatouages, mais des "peintures corporelles". Au fond peu importe : qui peut le plus peut le moins, et si les fugaces "peintures corporelles" sont ainsi proscrites, que dire des indélébiles tatouages, qui ont (en ces lieux) la même origine et signification ?
D'ailleurs, c'est bien là la brèche dans laquelle tentent de s'engouffrer les tatoueurs : le canon du concile de Calcuth rejette les "décorations corporelles" du fait de leur lien avec l'ancien paganisme. Mais si ces tatouages sont fait "pour Dieu", est-ce la même chose ? Le canon ne précise-t-il pas que "si quelqu'un avait supporté l'injure de la teinture pour Dieu, il aurait reçu pour cela une grande récompense". A mon sens, c'est un vilain tour de passe-passe, puisque c'est faire répondre le texte à une question qui ne lui était pas posée.
Pour autant, qu'est-ce que "pour Dieu" ?
Je pense en particulier, bien loin de la verte et riante Angleterre, à ces chrétiens Coptes, Éthiopiens et Croates bosniaques qui, au cours des siècles, ont institué le tatouage comme une sorte de "complément" au baptême : ils tatouaient leurs enfants avec des croix, afin que – en cas de kidnapping par les Musulmans – ces enfants puissent être plus tard identifiés comme Chrétiens[7]...
Finalement, pour illustrer ce billet, j'ai choisi un de ces tatouages traditionnels, copte en l'occurrence. L'assassinat et le martyre de 21 coptes en Libye, il y a trois ans, et les autres attaques, attentats et meurtres que les chrétiens d'Egypte subissent, nous rappelle que c'est bien "pour Dieu" qu'ils ont supporté la blessure du tatouage.
Notes :
[2] Allez, ne me dites pas que vous n'avez pas lu "Astérix chez les Pictes".
[3] Par Roisselet de Sauclières, 1846. Le texte en question se trouve ici.
[4] Publié en 1671 col 1861-1874. Les actes du concile sont ici, le canon 19 est là.
[5] Le canon porte aussi sur l'habillement, sur les mutilations imposées aux chevaux, etc.
[6] On la trouvera, avec le texte latin à la page 16 de sa thèse "Marquage corporel et signation religieuse dans l'Antiquité" (2004) , thèse que l'on peut consulter et télécharger ici.
[7] Je pense aussi à une coutume kabyle qui est en train de disparaître : dans ces pays islamisés depuis longtemps, il n'était pas rare de rencontrer de vieilles femmes avec une croix tatouée au front. Reste d'une époque où les populations étaient chrétiennes... la marque en a été gardée, alors même que le sens en avait été perdu.