Interprétation en yaourt
Je me souviens, quand j'étais minot, nous n'hésitions pas à chanter par coeur des chansons en anglais ou autre, quand bien même notre connaissance de la langue ou simplement des paroles était des plus approximatives. Alors, nous chantions "en yaourt", une phonétique des plus approximative, quitte même à innover, ou à trouver des phrases françaises là où il n'y en a jamais eu.
C'est une constante de l'esprit humain que de vouloir trouver du sens en tout... même quand on ne dispose pas des moyens nécessaires.
J'en ai eu un exemple, il y a quelques années, lorsqu'une amie protestante évangélique voyant une icône de l'Ascension s'exclama, surprise et indignée : "Alors chez vous les orthodoxes, lorsque Jésus s'en va, c'est Marie qui prend sa place !"
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Il ne me fallut que peu de mots pour lui expliquer que si Marie est au centre de cette icône, ce n'est pas qu'elle prendrait la place du Sauveur, mais parce qu'elle montre l'exemple à l'ensemble des chrétiens : alors que les apôtres sont encore à regarder à droite, à gauche et en l'air pour essayer de comprendre ce qui vient de se passer, Marie est déjà (sa position les mains élevées, l'atteste) en prière.
La réaction de cette amie était, somme toutes, légitime. Elle ignorait tout du langage des icônes, hérité des fresques des catacombes, ou de la théologie orthodoxe et interprétait comme elle pouvait ce qu'elle voyait. Néanmoins, elle ne prétendait pas donner une explication construite de cette icône, juste exprimait une émotion qui appelait une réponse.
Par contre, lorsque l'apprenti exégète prétend expliquer doctement d'une manière très personnelle le sens "secret" d'une icône (ou d'un texte, d'ailleurs), c'est plus gênant... voire même problématique.
Ainsi cet homme[1] qui, se présentant comme érudit, explique, se basant sur une "mosaïque de cette ancienne église byzantine que les turcs appellent kariye muzesi (kariye camii de Saint Sauveur en chora)" que au moment de la mort de Marie, on voit Jésus présenter à sa mère "une fille qu’Il porte dans ses bras". Et selon cet "interprète", Jésus semble alors dire "la continuité est assurée." et d'ajouter que "Cette présentation est louée par de nombreux visiteurs."
Il insiste en précisant que puisque Marie était déjà consacrée à Dieu, son âme n'avait pas besoin d'être recueillie, et que par ailleurs la mort n'est pas une naissance, contestant au passage à "l'Eglise dominante" la compétence pour interpréter correctement cette mosaïque qu'il qualifie "d'origine syriaque orthodoxe, proche de la tradition juive".
Pourtant, la mosaïque[2] en question de "St Sauveur in Chora" est une représentation des plus classiques de la Dormition[3] de la Mère de Dieu, dans laquelle Jésus recueille l'âme de sa Mère et c'est précisément l'âme de Marie que tient le Christ sous la forme d'un enfant emmailloté (et non je ne sais quelle "continuité"), en présence des apôtres assemblés. La mort est pour le croyant une "naissance au ciel", et c'est bien ce que chante le choeur durant l'office, s'adressant à Marie "Tu passes de la vie à la Vie...". Car, n'en déplaise à cet expert en yaourt, c'est cette même "église dominante" qui a produit les fresques et les textes des offices, comme un tout qui se complète, qui exprime le sens de la théologie, de la foi.
Quant à lui, lorsqu'il avance ses élucubrations pour soutenir ses théories à la Da Vinci Code, il a autant de pertinence que nous, ados, lorsque nous chantions "parquer tes vaches"[4] ne sachant pas ce que "porque te vas" pouvait bien signifier.
J'hésite entre "incompétence" et "malhonnêteté" pour qualifier son article, et ce que je trouve redoutable, c'est qu'il y a quand même des gens pour croire ce genre de divagations et les prendre pour d'authentiques explications !
Notes :
[1] Il s'agit d'un article de G. H. Tardy qui a été signalé à mon attention, mais qui contient tant de contresens que j'ai presque honte de mettre le lien.
[2] La mosaïque en question est visualisable ici.
[3] Pendant que j'y suis, je signale encore une fois ma petite étude sur la Dormition...
[4] On a un arrière plan agricole, ou on ne l'a pas !
J'ajoute que l'illustration en haut est emprunté à une des BD de Margerin...