L'intendant malhonnête.

Faisant un peu de tri dans mes documents, je suis retombé sur un courrier envoyé – il y a sans doute plusieurs années – à un ami qui, suite à une homélie probablement trop hâtive, s'était trouvé troublé par la parabole dite "de l'intendant malhonnête".
Après une première réponse, un peu rapide et sans doute bâclée, il me fallut revenir sur le sujet. C'est donc cette seconde lettre dont je poste ici le texte, en espérant qu'il pourra être (sait-on jamais ?) utile à l'un ou l'autre.
Cher ami,
Ton insistance discrète et désappointée m’oblige à reprendre le travail.
Je vais donc tenter, avec ma faiblesse, de jeter un œil avec toi au texte de Luc 16. 1-14.
Dès l’abord, quand j’ai repensé à ce texte, m’est revenue en mémoire une histoire en rapport avec Al Capone, dont je te dirais deux mots plus loin.
Méthode
Il faut cependant, et en préambule à toute tentative de lecture du texte, se rappeler deux ou trois choses concernant la "structuration", la "composition" du texte des Evangiles.
Tu sais que, dans la lecture liturgique, il arrive qu'on lise à la suite deux textes des Evangiles, sans mettre de séparation particulière : la Tradition les a associé, les a juxtaposé en raison de leurs thèmes, de l'occasion où ils doivent être lu.
(On a le même type de regroupement dans les apophtegmes des Pères du Désert, du moins dans les séries "thématiques").
Il en est précisément de même dans le texte de nos Evangiles : les Evangélistes ont parfois regroupé des paroles de Jésus, ou de ses actes, alors que ces paroles ont été dites dans des contextes différents. La liaison entre ces différentes paroles nous est parfois à peine perceptible (et les traduction n'arrangent pas toujours les choses).
On a un exemple immédiatement perceptible d'agencement dans l'Evangile de St Matthieu, où les discours sont regroupés (chap 5 à 7) puis les guérisons miraculeuses (chap 8 et 9).
D'autre part, les divisions en "chapitres", "versets" sont des divisions récentes (je crois XIIIe siècle pour la division en chapitres, et XVIe siècle pour le séquençage en verset) et il n'y a pas lieu d'en tenir compte pour une compréhension du texte.
Le texte
Venons-en donc à notre texte, Luc 16.1-14
Malgré une apparente unité, c'est justement le cas typique d'un texte composite. Il convient donc de dégager chaque unité de texte, pour en trouver le sens, puis de voir les liens entre les unités de texte.
Les verset 1 à 8 forment un tout, quoique le cas de 8b soit particulier…
[1] Jésus dit aussi à ses disciples: Un homme riche avait un économe, qui lui fut dénoncé comme dissipant ses biens. [2] Il l'appela, et lui dit: Qu'est-ce que j'entends dire de toi? Rends compte de ton administration, car tu ne pourras plus administrer mes biens. [3] L'économe dit en lui-même: Que ferai-je, puisque mon maître m'ôte l'administration de ses biens? Travailler à la terre? je ne le puis. Mendier? j'en ai honte. [4] Je sais ce que je ferai, pour qu'il y ait des gens qui me reçoivent dans leurs maisons quand je serai destitué de mon emploi. [5] Et, faisant venir chacun des débiteurs de son maître, il dit au premier: Combien dois-tu à mon maître? [6] Cent mesures d'huile, répondit-il. Et il lui dit: Prends ton billet, assieds-toi vite, et écris cinquante. [7] Il dit ensuite à un autre: Et toi, combien dois-tu? Cent mesures de blé, répondit-il. Et il lui dit: Prends ton billet, et écris quatre-vingts. [8a] Le maître loua l'économe infidèle de ce qu'il avait agi prudemment. . [8b] Car les enfants de ce siècle sont plus prudents à l'égard de leurs semblables que ne le sont les enfants de lumière.
Le reste du passage est encore composé de diverses instructions autonomes, rassemblées par l'Evangéliste à cause de la thématique :
Verset 9 : Et moi, je vous dis: Faites-vous des amis avec les richesses injustes, pour qu'ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels, quand elles viendront à vous manquer.
verset 10 à 12 : . [10] Celui qui est fidèle dans les moindres choses l'est aussi dans les grandes, et celui qui est injuste dans les moindres choses l'est aussi dans les grandes. [11] Si donc vous n'avez pas été fidèles dans les richesses injustes, qui vous confiera les véritables? [12] Et si vous n'avez pas été fidèles dans ce qui est à autrui, qui vous donnera ce qui est à vous?
Verset 13 : Nul serviteur ne peut servir deux maîtres. Car, ou il haïra l'un et aimera l'autre; ou il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mamon.
et enfin, versets 14 à 16 (à moins qu'il ne faille considérer le verset 16 comme autonome) :
Les pharisiens, qui étaient avares, écoutaient aussi tout cela, et ils se moquaient de lui. [15] Jésus leur dit: Vous, vous cherchez à paraître justes devant les hommes, mais Dieu connaît vos cœurs; car ce qui est élevé parmi les hommes est une abomination devant Dieu. [16] La loi et les prophètes ont subsisté jusqu'à Jean; depuis lors, le royaume de Dieu est annoncé, et chacun use de violence pour y entrer.
Peut-être me diras-tu que dans ces conditions, il n'est pas simple de lire l'Evangile. Certes, quoique. Disons que l'Evangile étant lu à l'Eglise, on peut considérer que – lorsqu'il y a lieu – le prêtre déblaie un peu le chemin de la compréhension pour écarter quelques difficultés.
Explication des choix
Mais, comme je te le disais au début, la traduction peut parfois induire en erreur. C'est précisément le cas dans le passage qui nous occupe, pour lequel tous les écueils se trouvent rassemblés. Ainsi, les versets 8 et 9 sont généralement traduits comme ceci :
[8] Le maître loua l'économe infidèle de ce qu'il avait agi prudemment. Car les enfants de ce siècle sont plus prudents à l'égard de leurs semblables que ne le sont les enfants de lumière. [9] Et moi, je vous dis: Faites-vous des amis avec les richesses injustes, pour qu'ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels, quand elles viendront à vous manquer.
Si ces versets sont considérés comme faisant partis de la même "unité", alors il semble que le verset est encore une parole de Jésus, et que le "maître" désigné dans la parabole est "l'homme riche" du début. On est d'autant plus tenté de faire cette lecture que le verset 9 est aussi une parole de Jésus.
Cependant, le mot traduit par "maître" (verset 8) est "kyrios", que l'on peut à bon droit traduire par "seigneur" (ou "Seigneur", ou même, par "monsieur"…).
Traduire par "maître" implique naturellement une lecture, traduire par Seigneur, une autre… et la première lecture n'est pas forcément la plus juste (même si c'est celle qui a généralement été faite).
En effet, elle se heurte à un problème de sens considérable : on envisage en effet assez mal que le "patron" du gars ait pu apprécier, et les exégètes doivent faire des merveilles d'ingéniosité pour rendre cela plausible.
Or, un travail poussé sur le texte permet de considérer que le récit de Jésus s'arrête au verset 7, le verset 8a (et même éventuellement 8b) est la conclusion de l'Evangéliste : "Le Seigneur loua l'économe infidèle de ce qu'il avait agi prudemment ".
Vient ensuite 8 b : cette parole a pu exister indépendamment à l'état de dicton. Elle semble viser ironiquement les Esséniens qui se croyaient les seuls "vrais Juifs" (un de leurs ouvrage s'appelait "La guerre des enfants de Lumière contre les fils des Ténèbres"). Son rapprochement de la parabole est toutefois pertinent, et il est possible que Jésus l'ait employé dans ce contexte…
Le sens de la parabole
Venons-en alors au sens de la parabole (puisqu'au fond, c'est bien cela qui nous importe).
De quoi est-il question, dans ce texte ?
D'un homme qui, après avoir eu des responsabilités, va se retrouver à la rue, sans possibilité de retrouver un autre travail dans sa branche (puisque viré pour malhonnêteté). Pour s'assurer de pouvoir survivre, il met en œuvre un stratagème qui fera que les débiteurs de son "futur ex-employeur" lui soient redevables, et même reconnaissants (les sommes annulées étant des plus coquettes !).
Qu'est-ce qui est donc "loué" par le Seigneur ?
C'est le fait que cet homme ait pris "les choses en main", qu'il n'ait pas attendu que "ça se passe" que Jésus loue en cet homme. Il faut en effet replacer cette parabole dans le contexte de la prédication de Jésus et de Jean Baptiste : "la cognée est mise au pied de l'arbre, tout arbre qui ne porte pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu"…
Dans ce contexte d'appel à la repentance, l'esprit de décision de l'intendant malhonnête peut être donné en exemple, sans cependant que la malhonnêteté soit justifiée pour autant.
C'est à ce propos que je veux mentionner mon histoire d'Al Capone.
J'ai vu, au cours de je ne sais quelle émission TV, qu'une des "planques" d'Al Capone, dont l'appartement d'accès avait été visitée d'innombrables fois par la police de l'époque, n'avait jamais été découverte : les policiers arrivaient dans l'appartement, sachant qu'il y avait là un accès vers un lieux clandestin, fouillaient absolument tout, et repartaient bredouille.
Ce n'est que des années après la condamnation de Capone et de sa bande (je ne sais plus si quelqu'un a révélé le "truc" ou si c'est par hasard qu'il a été trouvé) que la cachette a été vue:
l'ouverture en était commandée par un interrupteur, lui-même alimenté par … un porte manteau. Il fallait placer un cintre particulier entre deux patères métalliques pour que le courant passe…
On peut, sans justifier le crime organisé ou les trafics en tous genres, faire l'éloge de l'ingéniosité qui a présidé à l'invention de ce système étonnant qui a échappé à la vigilance des plus fins limiers de la police américaine. Comme quoi, les malfrats sont souvent plus ingénieux que les honnêtes gens (mais là, je cite presque textuellement Luc 16.8b)
Il n'est pas impossible que l'origine de la "parabole de l'intendant malhonnête" soit justement un de ces "faits divers", que Jésus aurait pu commenter pour souligner la pertinence de prendre au sérieux ce qui nous attend…
Je ne te ferais pas l'exégèse des autres versets du passage : pris non comme un tout, mais comme des textes rassemblés, ils ne posent guère de problèmes… enfin, je pense.
Au fait, rassure-toi, je ne me suis pas contenté de te dire mon sentiment sur le texte en question, j'ai aussi sollicité quelques sources, dont l'un des plus impressionnants exégètes du XXe siècle, à savoir le Pr. Joachim Jérémias (en particulier son livre "Les paraboles de Jésus").
J'espère ne pas t'avoir troublé plus…