Un service

Il fait encore nuit, tandis que j'attends le collègue qui, cette semaine, doit m'emmener au travail.[1] Sur le trottoir d'en face, l'épicier – en train d'ouvrir sa boutique – est en discussion avec une jeune femme qui, finalement fait demi-tour et vient vers moi.
- Bonjour, est-ce que tu peux me rendre un service ?
Elle est entre deux âges, et à vrai dire, je ne la connais absolument pas.
- Je ne sais pas, de quoi s'agit-il ?
- Voila. Je n'ai pas le droit d'entrer dans l'épicerie, le gars, il veut pas parce qu'on s'est pris la tête. Mais bon, j'ai l'argent...
- Et ?
- Ben, voila, quoi. Je te donne les sous, et toi tu peux aller m'acheter une bière.
Je cille, presque je vacille.
- Une bière ? A sept heure du matin !
- Ben oui, j'en ai besoin, enfin, j'en ai envie. Et puis quoi, c'est mon problème...
- "Problème", oui, je crois que c'est le mot. Mais une bière à cette heure, désolé, mais ce ne serait certainement pas vous rendre service...
Elle s'éloigne, grommelant.
Le lendemain, entre deux obligations chronométrées, je désoeuvre à la médiathèque de la ville voisine. Un homme dans la trentaine s'installe à côté de moi, grand sourire, et – main glacée – me serre la louche disant :
- On se connaît !
- Non, je ne crois pas.
- Ah, bon. Tu peux me rendre un service ?
- Je ne sais pas...
Je n'ai pas fini de dire cela qu'il se lève et lance énervé
- Si c'est ça, alors...
et il s'éloigne, mécontent.
Je ne sais pas même ce qu'il voulait me demander.
Je ne suis peut-être pas un bon exégète, mais il me semble que lorsque le Christ dit :
"Donne à celui qui te demande,
et ne te détourne pas de celui qui veut emprunter de toi"[2],
il ne nous incite pas à enfoncer les gens dans leur misère... Quant au deuxième, que n'a-t-il exprimé sa demande plutôt que de partir parce que je n'avais pas exprimé un total accord de principe sur une requête dont j'ignorais tout ?