Au fil des pages (2)
Après Dostoievsky, c'est au tour de Virgil Gheorghiu.
Dans son roman "Dieu ne reçoit que le dimanche" qui raconte, dans le cadre de l'occupation de la Roumanie pas les troupes soviétiques, les destins croisés de Décébal Hormuz et Domnitza Roxana, j'ai glané - parmi beaucoup d'autres - ces quelques grains de lumière…
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Il leur fit réciter des poésies... Il leur fit une dictée. Il leur raconta une histoire. Ensuite, il les renvoya. L'après-midi, le nombre des élèves doubla. Il leur fit une leçon d'écriture, Hormuz adorait écrire et enseigner aux autres. Il raconta aux enfants que l'écriture était semblable à la vie du Christ... « La parole se matérialise dans la lettre dessinée sur la feuille de papier, exactement comme le Christ s'est incarné le jour de Noël à Bethléem.
En refermant le cahier sur lequel on vient d'écrire on procède comme les Apôtres qui ont mis le corps du Christ dans le tombeau. Celui qui ouvre le cahier est comme l'ange qui a enlevé la dalle du tombeau : les paroles écrites ressuscitent dans l'esprit du lecteur comme le Christ. Toute écriture est incarnation, mise au tombeau et résurrection. »
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- Vous êtes diplômé de l'Ecole des chemins de fer. Votre diplôme équivaut au baccalauréat. Je vous demande, soldat Hormuz, comment expliquez-vous scientifiquement le comportement de l'ours avec Sérafima ? demande Domnitza Roxana.
- Scientifiquement ? dit Hormuz. Il y a des choses que l'on ne peut pas expliquer scientifiquement. Je ne conteste pas la science, la raison, la logique et les mathématiques. Je ne conteste pas le mètre. C'est un très bon instrument de mesure. Avec le mètre on peut mesurer les longueurs, les largeurs et les profondeurs. Mais le mètre est inadéquat pour mesurer les liquides. Le mètre ne peut pas non plus mesurer les poids. La science est bonne pour expliquer les choses de la terre et les faits quotidiens. Mais il y a des choses et des faits qui dépassent la matière. L'homme, non plus, n'est pas de la terre.
- L'homme n'est pas un être de la terre ? demande Domnitza.
- L'homme est un être de la terre. Bien sûr que si. Nous sommes tous de la terre. Mais pas uniquement de la terre. Platon dit que l'homme est « une plante céleste dont les racines sont en haut ». On ne peut pas comprendre la vie des hommes en se servant uniquement des mesures destinées aux choses matérielles. Les vies humaines débordent le cadre de la matière. Un homme n'est pas une chose. Il n'est pas uniquement de la matière. II est plus complexe.
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Comment, il n'y a rien à expliquer ?
- On n'explique pas les choses déraisonnables. On les constate. Un point c'est tout.
- Comment cela, on les constate ?
- On constate que c'est comme cela. Sans expliquer. La raison n'explique pas ce qui est contre la raison. Dans les affaires déraisonnables, la raison ne sert à rien. C'est comme en amour qui est aussi une chose déraisonnable. Comme en matière de foi. Comme Dieu. Dieu, on ne l'explique pas. On ne le décrit pas. On constate sa présence. On le vit. Sans le comprendre.
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A la fin de la liturgie, pater Cyril fait un sermon. Il parle peu. Pas plus de trois minutes. Il dit :
- Vous, les religieuses, vous êtes les plus grandes artistes du monde. Les sculpteurs, eux, taillent dans la pierre, le bois, le marbre, pour réaliser la beauté idéale de leurs rêves. Une religieuse coupe dans sa propre chair, dans ses pensées et dans ses rêves en éliminant tout ce qui est superflu, inutile ou laid. Comme les sculpteurs coupent et jettent les morceaux de pierre, la religieuse enlève de sa personne, en les coupant et les jetant, la richesse mondaine, la famille, la carrière dans le monde. Mais elle ne s'arrête pas là. Une religieuse veut transformer sa propre personne à l'image et à la ressemblance de Dieu. Elle coupe et jette ce qui n'est pas strictement nécessaire. Elle coupe le sommeil, sa nourriture, ses pensées. Toute religieuse accomplit une activité artistique. Son idéal est de rendre à sa personne la beauté suprême. La beauté de Dieu. L'oeuvre réalisée est supérieure à toutes les oeuvres d'art de la terre. Car les chefs-d'oeuvre créés par les artistes sont mortels. Les statues peuvent être détruites. Les peintures, les livres et les partitions de musique brûlés ou perdus. La beauté de la sainteté est hors de toute destruction, car elle est d'essence divine. C'est l'unique chef-d'oeuvre qui dure dans l'éternité. Le chef-d'oeuvre que tout ascète sculpte dans sa propre personne. .../...
Un monastère, c'est un atelier d'artistes. Un institut de beauté.
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- Les saints sont les seuls personnages d'utilité publique
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- Le progrès ? (.../...) (La société...) promet à tous les hommes de leur fournir, aux frais de l'Etat, la nourriture, les chaussures, les vêtements, le logement et les transports. Toutes ces choses, les malheureux qui sont enfermés dans des prisons les ont déjà. Ils ont la pension complète aux frais de l'Etat. En échange de ces biens, que possèdent les captifs, les progressistes exigent que l'homme renonce à sa liberté, Or, c'est le principal capital de l'homme. C'est par la liberté que nous sommes à l'image et à la ressemblance de Dieu. De toutes les créatures du cosmos seul Dieu et l'homme sont libres et souverains. Même la raison est inférieure à la liberté. Car, à quoi me servirait-elle, la raison, si je n'ai pas la liberté de choisir ce que la raison me dicte comme étant le bien ? Privé de liberté, l'homme est relégué de sa condition humaine à la condition animale, végétale et minérale. Sans liberté, il n'y a ni vertu ni péché. Le péché et la vertu, le mal et le bien découlent de la liberté. Les plantes, les minéraux et les animaux ne sont capables ni de la vertu, ni du mal, ni du bien. La condition humaine est synonyme de liberté.
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Personne ne peut se soustraire complètement à l'influence de son époque. Le vingtième siècle est celui des semaines décapitées. Le dimanche est la tête de la semaine. On l'a coupée. A sa place, on a introduit le week-end, des jours qui ressemblent aux autres. Le vingtième siècle, c'est le siècle des semaines acéphales et du temps acéphale. Cela a des répercussions dans tous les domaines. En supprimant le dimanche, on supprime tout ce qui échappe à la raison humaine et au mesurable. On a construit la vie sociale comme on construit une locomotive ou une usine. On fait toujours abstraction des impondérables, des indéfinissables et de toute une gamme de choses sans importance du point de vue scientifique mais qui font le bonheur ou le malheur dans la vie humaine.
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- Les atomes, les vitamines sont scientifiquement démontrés. Leur existence est prouvée dans les laboratoires, répond le docteur.
- L'existence des anges est, elle aussi, prouvée, répond soeur Romana. Les microscopes et les laboratoires ne sont pas les uniques moyens pour vérifier la réalité de l'invisible. De la même manière que vous avez les physiciens qui ont vu les atomes, avec leurs appareils, et vous l'ont dit, nous avons des saints qui ont vu les anges. Nous leur faisons confiance de la même façon que vous faites confiance à vos savants.
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- Votre faute, monsieur, c'est d'ignorer la réalité religieuse et les dimensions métaphysiques de l'homme de foi. Vous agissez, (.../...), comme si cette réalité n'existait pas.
- Vous voulez me persuader de l'existence de Dieu et des anges ?
- Exactement, monsieur, répond Protopopesco.
- C'est de l'insolence ? demande Botarev.
- Aucunement. Je vous ai tout simplement fait remarquer que votre société matérialiste et athée ignore des réalités profondes. Si on ignore une réalité on provoque des catastrophes.
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Et pour terminer, cette phrase de Vladimir Soloviev, que V. Gheorghiu plaça en liminaire de son roman :
"Les intérêts de la civilisation de notre époque sont ceux qui n'existaient pas hier et n'existeront pas demain.
Il est permis de préférer ce qui est valable pour tous les temps."