Au-delà de la terre

Publié le par Albocicade

Il a gravi la montagne, le vieux. D'abord par le petit sentier, puis par le chemin forestier, au milieu des maigres chênes blancs et des pins sylvestres noueux : la terre est pauvre ici. Il y a aussi des fayards, comme on dit là-bas. Il sait qu'ailleurs on les appelle des hêtres. Et comme il a l'esprit méditatif, il se demande comment il faut les appeler. Hêtres ou pas hêtres… telle est sa question du moment.

Il a fait froid, ces derniers jours, et même si aujourd'hui il fait beau, il sait qu'il reste un peu de neige, en haut.
Il n'est pas seul à monter, ils sont deux, et tranquillement ils arrivent au sommet.
Il la connaît bien, cette balade, cette montagne, le vieux : sa maison est plus bas, dans l'ubac, et du sommet il peut la voir.
Pour l'autre, plus jeune, c'est la première fois qu'il vient, et il découvre ce paysage de neige, ce plateau qui mène loin. Il ne s'était pas posé la question de ce qu'il y avait derrière la montagne, il le voit maintenant.
Le vieux aussi le voit, mais lui, ça l'étonne : il le connaît bien, ce sommet, et il sait bien que ce plateau n'existe pas… ou du moins n'existait pas la dernière fois qu'il est monté, il y a moins d'une semaine.
Les deux le voient, mais un seul croit ce qu'il voit : l'autre se souvient, il sait.
Il sait que c'est une illusion, et que ce plateau enneigé qui appellerait les randonneurs en raquettes ou en ski de fond est en fait un à pic de plusieurs centaines de mètres, il sait qu'un pas de trop le nez en l'air et on se retrouverait à débarouler de rocher en arbuste jusqu'à ce qu'on s'arrête quelque part dans la pente, incapable de remonter ; ou qu'on arrive dans la plaine, en bas, en vrac.
Ce jour-là, le haut des nuages affleurait le sommet de la montagne de ce côté-là. Un pas de trop, et on était au-delà de la terre, dans le ciel, dans les nuages. Et on ne marche pas sur les nuages.
Alors, il a pris cette photo, pour se souvenir.

Publié dans Vie quotidienne

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