C'était il y a plusieurs mois, avant l'été.
J'aurais voulu en parler alors… mais je n'ai pas pu, pas réussi.
Il y a des gens, comme ça, qui marquent votre vie, qui accompagnent des moments simples, et des moments charnières. Il était comme ça, Sacha.
Un chêne, vous dis-je. Grand, droit, massif. Une moustache accompagnant un sourire bienveillant.
Russe, bien sûr, jusqu'au bout des ongles ; mais français, aussi, jusqu'au fond de la moelle ; sans contradiction, sans crispation, sans exclusivisme. Et orthodoxe. Marguillier de sa petite paroisse en banlieue parisienne, petite paroisse dédiée à St Séraphim de Sarov.
Il m'avait accueilli, moi le jeune protestant évangélique, pour me loger dans le micro-presbytère de la paroisse, le temps que l'association où je devais passer vingt-quatre mois pour cause d'Objection de Conscience s'organise pour me loger. Et comme la Pâques était là, il m'invita à l'Office nocturne si lumineux.
Toujours bienveillant, il avait le sens de la formule. Ainsi, un soir que nous étions à discuter dehors je le vis saluer un homme coiffé d'une kippa, puis se tournant vers moi il me dit : "Après tout, Jésus et sa Mère étaient Juifs ; ce sont donc des cousins".
Je l'aimais bien, cette paroisse, j'y étais bien. Et même, il arrivait que l'on me demande de lire les offices de Tierce et Sexte, avant la Liturgie. Liturgie à laquelle je participais sans communier, moi le protestant. Et puis, un jour, nous avons franchi le pas : chrismation pour Dame mon épouse et moi-même, baptême pour notre première fille.
Le choses n'ayant qu'un temps, il nous a fallu partir pour d'autres cieux, plus au sud. Mais nous avons gardé contact.
Notre seconde fille étant née, nous lui avons demandé s'il acceptait d'en être le parrain. Il opina.
Du coup, possédant un chalet dans une petite station de ski savoyarde, il convia régulièrement sa filleule et ses parents et sœur à venir à la neige. C'est là qu'une fois je l'interrogeai sur un auteur qui suscitait ma curiosité, un certain Vladimir Volkoff dont j'avais lu, quelque part, qu'il aurait travaillé avec les Services de Renseignement français. Ma question était innocente. Juste, puisque Sacha connaissait plein de monde dans le milieu orthodoxe russe français, peut-être savait-il quelque chose. Sa réponse me laissa songeur : "Il y a, dans certains de ses livres, des descriptions de lieux au niveau des Services de Renseignements qu'il n'aurait pas pu décrire aussi justement s'il n'y avait pas été." Je restai coi. Il me fallu presque une année avant d'oser lui demander comment il pouvait savoir cela. Sa réponse fut simple : durant son service militaire, il avait été affecté au service de traduction de Deuxième Bureau. Voila, c'était aussi simple que ça. Et il m'expliqua un certain nombre de procédures liées aux échanges entre services des différentes nations coopérant entre elles.
Il me parlait aussi de son père, officier de la garde du Tsar, pilote de bombardier sur Ilya-Mouromets durant la guerre de 14, qui avait dû quitter la Russie pour arriver en France, et qui, plus de cinquante ans plus tard, lorsqu'on lui demandait s'il était vrai qu'il avait été officier du Tsar répondait avec fierté "Comment ça, si j'ai été ? Je n'ai jamais été dégradé que je sache : je suis officier de la garde !"
D'ailleurs, les avions, c'était un truc de famille. Lui, les avions, il ne les pilotait pas, il les vendait. Des années durant il fut chargé des relations commerciales de Dassault avec l'URSS.
Il aimait aussi le bois, et avant que nous quittions la région parisienne, nous offrit un superbe (et immense !) moule à paskha gravé à l'intérieur qu'il avait fabriqué à notre intention, moule qui fut copieusement utilisé à chaque fois que nous avons eu de fortes tablées pascales à nourrir. Une autre année, ce fut une sorte de plateau rond gravé sur le pourtour de ces mots : "не смотри на меня так". Je lui suggérai, pour une prochaine production, d'adjoindre un petit miroir circulaire, au milieu de l'inscription…
Et puis, c'est aussi à lui que je dois d'avoir osé avancer dans le domaine des écrits arabes chrétiens : j'étais tombé sur la traduction russe de plusieurs opuscules grecs de mon bon Théodore Abu Qurrah, et sans rechigner à la difficulté il m'en avait donné une version française tout à fait honnête, tout en me signifiant ses réserves sur tel de ces opuscules qu'il jugeait – avec raison – outrancièrement injurieux. Cette traduction en main, je me sentis plus assuré pour avancer dans ce domaine qui m'était, à ce moment terra incognita.
Bref, Sacha, c'était tout cela, et bien plus encore. Des années où j'ai appris beaucoup (même si je n'ai sans doute pas retenu l'essentiel, hélas).
Ce début d'année, ne parvenant pas à le joindre, j'ai lancé une petite enquête : il avait fait un séjour, avec son épouse, en maison de retraite avant de revenir dans sa maison. Sans faire ni une ni deux, nous nous sommes lancés, avec Dame mon épouse, dans l'expédition de monter les voir, pressentant que le temps devenait court.
Il était toujours là, chêne, mais la ramure avait faibli. Chêne, certes, mais même les chênes vieillissent. Les retrouvailles furent émouvantes, et étranges. Nous reconnaissaient-ils ? Oui, sans doute… un peu. Mais les échanges étaient quelque peu incertains. Au moins, il y avait la bienveillance des sourires partagés, l'émotion de savoir qu'on savait et qu'on sait encore un peu…
Quelques mois plus tard, sa fille m'informa : Sacha était décédé.
Nous n'avons pas pu monter pour les funérailles, mais le cœur y était, avec la prière.
Un chêne est tombé, c'était un beau et grand chêne, un chêne cher à notre coeur.
Que Dieu lui accorde la Mémoire éternelle !
Les notes, encore…