Terminus ante quem

Publié le par Albocicade

Il y a quelques temps (rappelez-vous je vous en avais parlé) j'étais tombé sur un texte curieux en judeo-persan (un peu comme du yiddish, mais en Iran) qui laissait transparaître la figure de Mahomet comme un homme chevauchant un chameau et se prétendant prophète.

La chose avait retenu mon attention du fait que, dans un texte célèbre1, le calife al-Mahdi tente obstinément de faire admettre au patriarche Nestorien Timothée I de Bagdad que le cavalier sur un chameau, accompagnant un cavalier sur un âne, dans la prophétie d'Isaie2 serait Mahomet3. À dire vrai, le propos du calife est tout ce qu'il y a de commun dans le monde musulman, et j'ai eu envie d'aller y voir de plus près pour ce qui concerne la réponse des chrétiens.

Au fil de mon enquête, qui porte sur l'exégèse juive et chrétienne de ce passage d'Isaie, je suis tombé, dans une étude récente4, sur une homélie grecque selon laquelle l'homme chevauchant un âne serait le Christ tandis que celui chevauchant un chameau l'antichrist. Rien que de très banal dès lors que l'on s'écarte du sens historique du passage pour s'aventurer dans l'allégorie5. Cependant, un point méritait d'être éclairci concernait la date de cette homélie : ne pourrait-il pas s'agir (comme le suggère l'auteur de l'étude) d'une "réponse à l'islam"? A priori, cela me semblait peu probable, vu le style même de l'homélie, mais après tout, je n'en savais rien.

J'ai donc pris mon bâton de pèlerin pour tenter d'y voir plus clair.

Cette homélie étant classée parmi les spuria6 de St Jean Chrysostome, j'ai contacté un des plus grands spécialistes de la littérature pseudo-chrysostomienne qui m'a aimablement répondu7 que l'auteur de cette homélie (et d'une bonne trentaine d'autre) était selon lui un Cappadocien qui prêchait à Constantinople aux alentours de 390, donc bien avant l'émergence de l'islam.

Connaissant le sérieux de mon correspondant j'avais plutôt tendance à le croire, mais une attribution de ce genre aussi solide semble-t-elle, reste une hypothèse jusqu'à la la découverte d'une preuve incontestable.

Or... (roulement de tambours, s'il vous plaît) je viens de dénicher une preuve de ce genre. Pas à même d'identifier l'auteur, certes, mais de caler la date : dans son Commentaire sur le Livre d'Isaie, St Jérôme écrit :

Jubetur Propheta ponere in corde suo speculatorem, et diligentius intueri quae ventura sunt mundo; viditque duos equites, ascensorem asini, et ascensorem cameli. Quos quidam sic interpretatus est ut ascensorem asini juxta Evangelicam lectionem et prophetiam Zachariae, Christum diceret ; et e contrario ascensorem cameli, contrariam fortitudinem, propter foeditatem tortuosi animantis.

Ce que Bareille8 traduit :

Le Prophète reçoit l'ordre de poser une sentinelle en son coeur et d'observer attentivement ce qui doit arriver au monde; et il voit deux cavaliers, montés, l'un et l'autre sur un chameau.

Ces deux cavaliers; un commentateur les explique en disant que celui qui est monté sur un âne est le Christ, d'après le texte de l'Evangile et la prophétie de Zacharie, et qu'au contraire, celui qui est monté sur un chameau, animal horriblement contrefait, est le diable.

Or Jérôme ayant rédigé son commentaire vers 410, nous avons là un terminus ante quem pour cette homélie.

Bon, ce n'est pas avec ça que je vais durablement inscrire mon nom dans les annales de la patristique, mais c'est quand même plaisant de découvrir un truc, si modeste soit-il...

Et dans la mesure où il n'existe à ma connaissance pas traduction française de cette curieuse homélie, je ne peux que recommander le travail de la sympathique et néanmoins antipodale KP : elle en offre, sur sa page Academia, une traduction en anglais, flanquée des textes grec et latin fournis par Migne.

 

 

Et tout plein de petites notes :

1C 'est le "Débat du métropolite nestorien Timothée I de Bagdad avec le calife Al-Mahdi", dont il existe une traduction française (" L'Eglise et l'islam sous Timothée I" par Puttman, publiée à Beirut en 1977) mais qui n'est pas accessible directement sur internet à ma connaissance, à la différence de celle, en anglais, de Mingana"

2Isaïe 21.7

3Le cavalier sur l'âne serait alors, selon l'affirmation musulmane "al-Masih", le Christ.

4ZALESKI, John : "Who Is the Man on the Camel?: Historical Exegesis of the Hebrew Bible and Christian-Muslim Debate" ; in Medieval Encounters n° 26 (2020) p 49–80

5Hervé de Bopurg-Dieu, au XII° siècle, s'en donne à coeur-joie dans cette veine !

6Donc, pas même dans les "dubia" (les œuvres d'attribution douteuses, mais les "spuria", ceux dont l'attribution est formellement rejetée.

7Nous avions déjà échangé à plusieurs reprises lorsque je travaillais sur les Homélies de Sévérien de Gabala

8BAREILLE, (abbé) : "Oeuvres Complètes de St Jérôme" T.5, 1879, p 278

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